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[+4]    #1 26/10/2018 14h43

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Je crée cette file, en complément de celle dédiée aux effets des programmes d’assouplissement quantitatif (QE) sur les marchés, pour échanger sur l’actualité des banques centrales - bien sûr surtout la BCE et la Fed (les 2 plus influentes sur les marchés), mais d’autres éventuellement.

Hier a eu lieu la conférence de presse du Conseil des Gouverneurs de la BCE (pour les anglophones, on peut la suivre en direct ou la revoir sur le site internet de la BCE).

A chaque réunion du Conseil des Gouverneurs, 3 documents sont mis à disposition du public sur le site de la BCE :

1) un communiqué de presse sur les décisions de politique monétaire : rien d’inattendu cette fois-ci :

- les taux de la BCE restent à 0% (c’est le "taux directeur", auquel la BCE injecte chaque semaine de la liquidité dans le système bancaire, contre du collatéral éligible), 0,25% (c’est le taux de facilité de prêt marginal, auquel toute banque éligible peut emprunter auprès de l’Eurosystème chaque fin de journée, contre du collatéral éligible), et -0,40% (c’est le taux de la facilité de dépôt, auquel les banques sont "rémunérées" pour leur liquidité excédentaire, qu’elles doivent placer auprès de l’Eurosystème, chaque fin de journée : il est négatif donc actuellement la BCE fait payer aux banques leur liquidité excédentaire) ;

- ces taux devraient rester à ces niveaux au moins jusqu’à l’été 2019 (c’est ce que la BCE appelle la forward guidance, qui permet de rassurer les agents économiques sur l’évolution à venir du prix de la liquidité) ;

- le QE/APP (Asset Purchase Programme) devrait continuer jusqu’à fin décembre 2018 au rythme mensuel de 15 milliards nets (nets = achats - tombées d’échéance) ;

- ensuite "aussi longtemps que nécessaire", la BCE poursuivra une politique de réinvestissements des tombées (c’est-à-dire achats = tombées), il n’y aura donc pas de retrait de liquidité pendant cette période prolongée (c’est pour cela qu’il faut nuancer les messages alarmistes sur la fin du QE).

2) la déclaration introductive suit toujours la même structure : (i) décisions de politique monétaire (conventionnelle = les taux, et non-conventionnelle = le QE et autres mesures spéciales), (ii) jugement d’ensemble de la situation, (iii) analyse économique (PIB, inflation, risques), (iv) analyse monétaire (agrégats monétaires - c’est là qu’on voit que la BCE est une banque centrale "monétariste", qui analyse l’inflation comme un "phénomène monétaire", résultant de l’expansion de la masse monétaire), et (v) finances publiques et politiques structurelles (la BCE encourage les Etats, dont c’est la responsabilité).

Cette déclaration introductive est préparée avec soin par le Conseil des Gouverneurs, chaque mot compte car cette déclaration reflète le consensus des membres du Conseil (avec parfois des points de vue très variés !). En comparant d’une réunion à l’autre les changements dans les versions successives, on peut lire "entre les lignes" l’évolution du jugement de la BCE sur la situation économique.

Cette fois-ci, rien de bien spécial : l’inflation évolue en gros selon les anticipations de la BCE, donc la BCE ne change rien à son plan s’agissant des taux et du QE. La BCE ne se contente pas de regarder l’indice d’inflation IHCP/HICP (Harmonised Index of Consumer Prices), elle regarde aussi l’inflation sous-jacente (core inflation, sans les effets des prix des matières premières) et les anticipations d’inflation.

3) les réponses du Président de la BCE aux questions des journalistes (Q&A) : c’est à mon sens le document le plus intéressant parmi les 3 ; malheureusement il n’est disponible qu’en anglais (après la déclaration introductive). Le Q&A est d’autant plus intéressant que le Président est un bon communicant (ce qui est le cas, avec Draghi). Il fournit beaucoup d’informations et de nuances importantes, il permet de voir si la discussion au sein du Conseil a été compliquée ou non, et il donne la position de la BCE sur des sujets d’actualité.

Quelques extraits que je trouve intéressants cette fois-ci :

- S’agissant d’un accord entre la Commission européenne et l’Italie sur son budget : confiant, mais pas trop… :

Draghi a écrit :

I’m personally – and that’s a personal perception so take it for what it’s worth – I am confident that an agreement will be found. (…) I didn’t say very confident. I said confident.

- … et l’Italie va bien devoir s’ajuster, sauf à payer un lourd prix économique :

Draghi (à propos de l’Italie) a écrit :

Interest rates have come up and are coming up. That means the lending rates are going up still moderately, I should say, for households and for firms. It means that households will have to pay more for borrowing from banks and so do companies. Of course in the case of companies that finance, fund themselves issuing bonds, the pass-through from the capital markets to the bond market – to the corporate bond market – is obviously faster. For them, the increase in borrowing rates has been more marked and quicker. Now, all this likely means that it will have effects on credit and ultimately on growth and, by the way, on the very same space that is needed for fiscal expansion. In a sense, if the interest rates keep on going up, the room that is available to expand the budget gets smaller.

- sur la fin du QE, Draghi a bien noté les craintes exprimées par certains (un Président allemand se serait exprimé bien différemment !)

Draghi a écrit :

I see that there are lots of concerns – well, not lots; some concerns about APP maybe ending at the end of this year. Let me tell you one thing that I’ve said on and on and on: even if it were to end, monetary policy will remain very accommodative by the reinvestment, especially the reinvestment of the considerable stock of assets that we have in our balance sheet and our forward guidance about interest rates.

- une extension du QE en 2019 semble improbable :

Draghi a écrit :

We haven’t talked about any extensions.

- des opérations ciblées de très longue maturité d’injection de liquidité (TLTRO, Targeted Longer-Term Refinancing Operations) ne semblent pas impossibles en cas de besoin :

Draghi a écrit :

We do think that we still have tools in our toolbox that we can use, different contingencies. We have not discussed any one of them today. The TLTRO was raised by two speakers only but not in any detail, but this is just an example of how the toolbox is still quite rich in terms of monetary policy instruments.

- si un pays a un gros problème, le programme disponible reste l’OMT (Outright Monetary Transactions) - et non le QE - mais il est conditionnel à des engagements du pays (un programme avec l’ESM = MSE = Mécanisme de Stabilité Européen) et il ne vise pas à financer l’Etat en difficulté :

Draghi a écrit :

What is available for the ECB towards a specific country is OMT. The OMT, as you remember, is subject to having a programme with ESM and is also subject to the assessment by the Governing Council of the ECB that the undertaking of the OMT doesn’t prejudge the monetary policy for the whole of the euro area, but that’s what’s there. Our mandate, as I said before, is a mandate towards price stability, not towards financing governments’ deficits or adhering to a fiscal dominance situation.

Voilà ce que je retiens de la conférence de presse d’hier. Pour ceux qui veulent suivre de près la politique monétaire et les autres sujets de politique économique de l’UE, ces conférences de presse sont un must, à mon avis.

EDIT : J’oubliais : pas de mention de la correction boursière par Draghi (sauf une mention de la "financial market volatility"). Cela montre bien qu’une banque centrale comme la BCE a beaucoup plus de recul sur les fluctuations de la bourse (hors krach) que ne le pensent souvent les boursicoteurs. Et effectivement ce genre de fluctuations n’a pas de grand effet économique, qui change l’évaluation par la banque centrale de la situation économique.

Dernière modification par Scipion8 (26/10/2018 14h51)

Mots-clés : banque centrale, bce, boc, boj, fed, politique monétaire, snb

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[+2]    #2 07/11/2018 00h49

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@Mewtow : Au-delà de la justification théorique que vous mentionnez (l’information parfaite des agents économiques doit permettre d’atteindre l’optimum économique), je pense que l’évolution des banques centrales vers plus de transparence est due à un ensemble de facteurs, certains techniques, d’autres plus politiques / "philosophiques" :

1) Amélioration de l’analyse / prévision macroéconomique : ce n’est pas mon champ de spécialité, mais je pense que c’est un domaine où les banques centrales ont bien progressé depuis 20 ans. Il faut bien voir qu’une banque centrale peut difficilement se permettre une grosse erreur sur l’analyse de la situation économique : bien sûr, cela entraînerait de mauvaises décisions de politique monétaire dans l’immédiat, mais surtout ça porterait atteinte à sa crédibilité - causant un dommage persistant à l’efficacité de sa politique monétaire future. Je pense que le manque de transparence des banques centrales dans le passé était dû en partie à leur désir de préserver leur crédibilité, donc ne pas révéler l’incertitude dans leur analyse / prévision économique.

2) Développement du marché monétaire : J’ai travaillé à la mise en place du suivi systématique des anticipations de marché sur la politique monétaire (futures Euribor et swaps EONIA) par la BCE en 2006-2007, ce n’était pas fait auparavant. Les participants de marché ont commencé à utiliser ces produits au début des années 2000 pour se couvrir contre des hausses (ou baisses) de taux. Auparavant, je pense qu’il était plus difficile de suivre systématiquement les anticipations de marché (et en tout cas on ne le faisait pas vraiment en Europe avant 2006-2007 - aux USA ça a commencé sans doute avant). A partir du moment où la BCE a commencé à analyser systématiquement les anticipations de marché, elle a pu ajuster sa communication pour guider ces anticipations. La transparence est juste un moyen pour guider les anticipations plus efficacement.

3) Indépendance des banques centrales : La Banque de France n’est devenue indépendante qu’en 1993. Perso je pense que l’indépendance entraîne nécessairement un devoir de transparence : la banque centrale n’étant plus une simple annexe de l’Etat, mais une institution indépendante avec un mandat propre, elle doit communiquer sur la façon dont elle accomplit son mandat. En démocratie, le pouvoir immense qu’a une banque centrale indépendante doit nécessairement être équilibré par une transparence vis-à-vis du public. (Cela dit, la Fed était déjà indépendante sous Greenspan.)

4) Politique monétaire non-conventionnelle : la politique monétaire conventionnelle (les hausses / baisses du taux directeur) est relativement simple à comprendre pour les médias, les banques et les autres agents économiques. En revanche, la politique monétaire non-conventionnelle mise en oeuvre en Europe et aux USA à partir de 2007-2008 (QE, taux négatifs, opérations de très longue maturité…) demande une grande pédagogie, sinon elle est incomprise et critiquée. En témoignent les interprétations du QE comme "manipulation" des marchés ou financement d’Etats en faillite… Il est crucial de bien communiquer sur ces mesures non-conventionnelles, à la fois pour les "vendre" au public, et pour assurer leur efficacité. La "forward guidance" (les indications sur les taux à venir) est d’ailleurs perçue par la BCE comme une mesure de politique monétaire non-conventionnelle (alors qu’elle est depuis longtemps dans le cadre conventionnel de la Riksbank).

5) Changement de doctrine des banques centrales : Quand Ben Bernanke est devenu Fed Chairman en 2006, il était perçu comme un "original" minoritaire et un "outsider" - favorable à une politique monétaire proactive et transparente, aux mesures de politique monétaire non-standard, et à une banque centrale délibérément contracyclique (lean against the wind). Il représentait la critique de l’ère Greenspan : moins de transparence et un benign neglect face aux excès du marché. Au sein des banques centrales, la grande crise à partir de 2007 a été interprétée en partie comme le résultat de l’échec de l’approche de Greenspan, et Bernanke a prouvé la validité de son approche pendant la crise. (Sans lui, la crise en Europe en 2008-2009 aurait été beaucoup plus grave.) Beaucoup des concepts et idées de Bernanke ont ainsi intégré la doctrine majoritaire des banques centrales.

Il faut bien voir que la Fed, la BCE et la BoJ communiquent étroitement sur ces sujets : réunions trilatérales, échanges de personnel (on m’a envoyé au Japon pour préparer le QE), etc. La Fed a copié sur la BCE pour lancer sa conférence de presse, la BCE a copié sur la Fed pour introduire les "minutes" des réunions du Conseil des Gouverneurs, la Fed et la BCE ont copié sur la BoJ (leurs succès et leurs échecs) pour le QE. Ainsi, le corpus idéologique des grandes banques centrales évolue de concert, avec évidemment des nuances selon les cultures nationales et les idées des Gouverneurs.

Mon employeur actuel me paie pour diffuser ces "bonnes pratiques" auprès des banques centrales du monde entier (en ce moment, je travaille avec une banque centrale africaine justement pour la rendre plus transparente, en rénovant son site internet, en préparant des discours pour le Gouverneur etc.).

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[+3]    #3 07/11/2018 11h23

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@Flavius : La BoJ est indépendante, mais c’est vrai qu’elle l’est nettement moins que la BCE ou la Fed. Il y a en gros 3 dimensions à l’indépendance d’une banque centrale :

1) L’indépendance institutionnelle, c’est-à-dire la capacité de la banque centrale, sur la base d’un mandat légal (voire constitutionnel), de déterminer souverainement la politique monétaire (son orientation et son implémentation). Pour la Fed et la BCE, cette indépendance institutionnelle est garantie par des textes de portée légale (Fed) ou constitutionnelle (Article 130 TFUE pour la BCE). La BCE est sur le papier (et peut-être aussi dans les faits) la plus indépendante des 3 grandes banques centrales - c’était un point non négociable pour les Allemands (traumatisme du détournement de la Reichsbank par les Nazis). Comme Bernanke le rappelle dans ce discours, la conquête de son indépendance par la Fed a pris des décennies. Pour la BoJ, cette évolution est encore en cours : la capacité d’intervention du gouvernement (Ministère des Finances) dans les décisions de la BoJ s’est réduite, mais les représentants du MoF peuvent toujours assister aux réunions de politique monétaire de la BoJ, faire des propositions ou demander un report de certains sujets : inenvisageable en zone euro ou aux USA.

Sur l’implémentation de la politique monétaire (les opérations), la BoJ est autonome mais le MoF fait une vérification de la légalité de ces opérations. En zone euro et aux USA, le modèle est plutôt celui de l’accountability et de la transparence : la banque centrale rend compte régulièrement de ses actions, notamment devant le Congrès / le Parlement européen.

2) L’indépendance financière : il ne suffit pas que l’indépendance de la banque centrale soit inscrite sur le papier des lois, il faut aussi que la banque centrale ait les moyens financiers de ses actions (pour recruter du personnel qualifié, pour les équipements, etc.). Même en Europe (Hongrie, Chypre), certains gouvernements ont parfois la tentation de limiter l’indépendance de la banque centrale en lui "coupant les vivres". L’idéal, c’est que la banque centrale ait un bilan qui finance ses dépenses de fonctionnement : par exemple, la Banque de France a un large portefeuille d’investissement (distinct de son portefeuille de politique monétaire), qui contribue largement à son indépendance financière. Un autre volet de l’indépendance financière, c’est l’obligation légale pour l’Etat de recapitaliser la banque centrale en cas de besoin.

Dans le cas de la BoJ, le budget pour les opérations de politique monétaire requiert l’aval du Ministère des Finances (ça aussi, c’est inenvisageable aux USA ou en zone euro). Cela dit, je ne me fais pas trop de soucis sur l’indépendance financière de la BoJ car le QE est normalement générateur de profits pour la banque centrale (même si les rendements sont très bas, voire négatifs).

3) L’indépendance technique : Même si la banque centrale est indépendante institutionnellement et financièrement, son autonomie dépend largement de sa capacité technique à régler les problèmes, dans le rapport de forces avec l’Etat (le Ministère des Finances). Si je compare 6 banques centrales (BCE, Fed, BoJ, BoE, SNB et BdF) sur leur capacité technique (la compétence de leurs experts), je mettrais sans doute la BCE, la SNB et la BoJ en gros ex-aequo au premier rang, puis la Fed et la BoE, et en dernier la BdF. Cela s’explique largement par le prestige de la position de banquier central et par les avantages financiers et autres qui s’y attachent, dans ces différents pays.

La BCE bénéficie d’un large pool de pays pour recruter et attire des bons profils par des salaires attractifs (pour le secteur public). La BdF perd ses meilleurs éléments au profit de la BCE et du FMI. La Fed et la BoE recrutent des profils excellents mais en perdent beaucoup au bénéfice de Wall Street et de la City - juste de l’autre côté de la rue, avec des salaires 4x supérieurs (voire plus). Passer par la Fed ou la BoE est souvent vu comme une étape, un bonus sur le CV, dans un parcours de banquier privé, alors que la BCE offre une carrière à vie (très peu de turnover).

La BoJ bénéficie d’un grand prestige ; je ne connais pas les salaires (je pense qu’ils sont un peu plus modestes qu’à la BCE), mais dans mon domaine d’activité mes collègues japonais sont souvent excellents. Sur le QE ils avaient techniquement 10-15 ans d’avance sur tout le monde. Les salaires des banques japonaises ne sont pas très attractifs, donc la compétition de ce côté pour la BoJ n’est pas très forte. Donc même si la BoJ est moins indépendante que d’autres banques centrales sur le papier, dans les faits, je pense que la compétence de son staff la rend incontournable et véritablement autonome.

Sur le rôle particulier de l’Etat (MoF) auprès de la BoJ, je pense que cela s’explique par le désir de coordination entre politique monétaire et les autres politiques économiques (budgétaire et structurelles) sous la responsabilité de l’Etat. C’est un débat fondamental et 2 lignes s’affrontent :

a) Certains considèrent que la politique monétaire et la politique budgétaire doivent être coordonnées, puisque leurs objectifs sont comparables (la gestion contracyclique de la conjoncture économique). Il convient d’assurer que la politique monétaire reste toujours compatible avec les objectifs de l’Etat. C’est ce qui apparaît dans la communication de la BoJ :

BoJ a écrit :

To ensure that the Bank’s monetary policy and the basic stance of the government’s economic policy are compatible, the Act stipulates that the Bank shall always maintain close contact with the government and exchange views sufficiently (Article 4).

Parmi les partisans traditionnels de cette approche, on pourrait ranger les Français (cf. la proposition macronienne, mais prêchée depuis 20 ans à Sciences Po, d’un "gouvernement économique de la zone euro"). C’est un serpent de mer dans la discussion entre France et Allemagne sur la zone euro.

Dans un style moins sophistiqué, on pourrait ajouter Trump aux partisans de la coordination des politiques économiques (cf. ses critiques de la Fed).

b) La ligne "orthodoxe" parmi les banquiers centraux considère que la coordination des politiques économiques cache en fait une volonté des Etats de réduire l’indépendance des banque centrales. Le risque serait alors une gestion "électoraliste" de la politique monétaire, et par conséquent une perte de crédibilité de la banque centrale et des tensions inflationnistes.

Le temple de cette orthodoxie anti-coordination est la Bundesbank, et la BCE a largement repris cette doctrine. (J’avais des collègues économistes, la plupart ex-Bundesbank, entièrement spécialisés sur les questions d’indépendance et d’interdiction de financement monétaire des Etats. Leur faire admettre le QE a été une épopée…). Cf. ce discours récent de Draghi sur l’indépendance des banques centrales.

Draghi a écrit :

if central banks were to enter into a form of coordination with fiscal authorities that reduced their independence, it would ultimately be self-defeating.

While the mandate of the ECB is price stability, fiscal authorities have multiple mandates. So, if the central bank were to submit to political control, coordination with fiscal authorities would be unlikely to be limited to the lower bound.

Fiscal authorities would have an incentive to use monetary policy to achieve other objectives. And this would end up with monetary policy becoming fiscally dominated, which history shows is inconsistent with price stability in the long run.

En fait, au niveau mondial, la BCE est l’exception en termes de protection constitutionnelle de la banque centrale - en raison de l’histoire allemande. La BoJ suit en gros la même trajectoire de conquête graduelle de l’indépendance que la Fed, mais est en retard, avec un rôle toujours important de l’Etat. Des raisons culturelles / historiques expliquent sans doute ces différences : en Europe ou en Afrique, les banquiers centraux tendent à percevoir l’Etat comme "irresponsable", car gouverné par des préoccupations électoralistes (voire prédatrices, en Afrique) ; on cherche donc à garantir légalement l’indépendance de la banque centrale.

En Asie, l’Etat est vu comme le partenaire "senior" de la banque centrale : dans les 4 banques centrales asiatiques où j’ai travaillé (Japon, Cambodge, Bhoutan, Maldives), le principe de coordination entre banque centrale et Etat est mis en application. Sans doute cela est dû à la perception culturelle de l’Etat comme dépositaire légitime de l’intérêt général, alors que les USA et l’Europe sont dominés par la vision libérale d’un Etat parfois irresponsable.

Dernière modification par Scipion8 (07/11/2018 17h06)

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[+2]    #4 07/11/2018 17h50

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Scipion8 a écrit :

En fait, au niveau mondial, la BCE est l’exception en termes de protection constitutionnelle de la banque centrale - en raison de l’histoire allemande. La BoJ suit en gros la même trajectoire de conquête graduelle de l’indépendance que la Fed, mais est en retard, avec un rôle toujours important de l’Etat. Des raisons culturelles / historiques expliquent sans doute ces différences : en Europe ou en Afrique, les banquiers centraux tendent à percevoir l’Etat comme "irresponsable", car gouverné par des préoccupations électoralistes (voire prédatrices, en Afrique) ; on cherche donc à garantir légalement l’indépendance de la banque centrale.[/b]

Très bon point, le débat fait rage en ce moment en Afrique du Sud sur la nationalisation de la South African Reserve Bank (SARB) dont le capital appartient uniquement à des actionnaires privés mais qui sont en minorité au conseil d’administration (les administrateurs nommés par l’Etat représentent la majorité).

Economic Freedom Fighters (EFF) parti léniniste pro-confiscation et nationalisation des biens et moyens de production (6% des votes) a déposé un projet de loi pour la nationalisaton.

L’aile radicale populiste de l’ANC (62% des voix) - aile dont le Président ne fait pas partie - supporte l’EFF dans ce projet tandis que la SARB est vigoureusement contre ainsi que le Ministre des Finances et le Président.

EFF tables draft bill to nationalise SARB | Fin24

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[+2]    #5 09/11/2018 09h21

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Un bon moyen pour analyser la perception de la Fed de la conjoncture économique américaine consiste à comparer les communiqués de presse successifs du FOMC (Federal Open Market Committee, qui prend les décisions de politique monétaire).

Les changements entre les communiqués du FOMC du 26 septembre et du 8 novembre sont très limités mais intéressants (entre les 2, il y a eu la correction boursière d’octobre) :



Mon interprétation :
- Pas de changements sur les intentions de la Fed de continuer à monter ses taux.
- Stabilité de l’inflation et des anticipations d’inflation. Les "risques" (de déviation de la cible symétrique de 2%) sont à peu équilibrés dans les 2 sens.
- La Fed souligne la décélération de l’investissement de l’entreprise (toujours en croissance, mais désormais plus modérée) : un signal un peu dovish, peut-être pour rassurer sur le fait que la Fed est attentive à ce genre de signaux et adaptera ses hausses de taux selon l’évolution macroéconomique.

Pas de gros changement dans les anticipations de hausse de taux du marché : le marché price 60 points de base de hausse de taux par la Fed d’ici fin 2019 (soit 2 hausses de 25 points de base + une troisième hausse de 25 points de base pricée à une probabilité de 40%), dont une première hausse de 25 points de base en décembre ou janvier.

On peut suivre ces anticipations de hausse (ou de baisse) des taux de la Fed en regardant par exemple les futures Eurodollar : ces futures reflètent les anticipations du marché pour le LIBOR USD 3 mois (un taux interbancaire USD). Actuellement le future Eurodollar Novembre 2018 est à 97,33, ce qui signifie que le LIBOR USD 3 mois est attendu à 100-97,33 = 2,67%. Par différence entre le contrat future novembre 2018 et des échéances plus lointaines, on peut mesurer les anticipations de hausse de taux de la Fed.

Par exemple : Eurodollar Decembre 2019 - Eurodollar Novembre 2018 = 96,73 - 97,33 = -0,60, soit 60 points de base de hausse de taux attendus d’ici fin 2019.


@Flavius : moi aussi, je suis plutôt sur la ligne orthodoxe s’agissant de l’indépendance des banques centrales - mais après 10 ans à Francfort et travaillant maintenant en Afrique, il pouvait difficilement en être autrement ;-)

@Ratpack : Le cas sud-africain est en effet intéressant. Une banque centrale peut tout à fait être indépendante tout en étant détenue par l’Etat, mais quand/si la nationalisation se fait dans un tel contexte politique, il y a en effet sans doute lieu de s’inquiéter…

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[+2]    #6 13/11/2018 10h57

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Bonjour Tembusu,

Figurez-vous que j’étais précisément en train de m’intéresser à ce sujet ! J’ai fait une recherche après le message de Ratpack sur la possible nationalisation de la banque centrale sud-africaine SARB, et j’ai trouvé ce bon papier (sud-africain, d’ailleurs) faisant le point sur toutes les banques centrales ayant des actionnaires privés.


Si l’on laisse de côté la Banca d’Italia (qui a pour seuls actionnaires des institutions financières italiennes), les banques centrales de Grèce et de Turquie (qui restreignent l’actionnariat à leurs nationaux), et la SARB (risque de nationalisation / expropriation), il reste 3 banques centrales "investissables" pour nous : Belgique, Suisse et Japon.

Avant de parler d’investissement, quelques points généraux :
- Par définition, une banque centrale n’a pas de risque de liquidité en devise nationale (mais en devises étrangères, oui).
- Une banque centrale peut fonctionner indéfiniment en capital négatif.
- Mais la plupart des banques centrales "sérieuses" ont dans leurs Statuts une obligation pour l’Etat de les recapitaliser en cas de capital insuffisant / négatif.
- La distribution des dividendes est généralement déterminée par la loi - et non pas par les actionnaires.

Donc une banque centrale est, du point de vue de l’investisseur, une entité très particulière, qui échappe largement aux méthodes classiques d’évaluation du fait de ces spécificités. A mon sens les 3 principaux risques pour un actionnaire privé d’une banque centrale sont :
1) Un risque de coupe du dividende décidée par le législateur.
2) Un risque de dilution par recapitalisation par l’Etat.
3) Un risque de nationalisation / expropriation par l’Etat.


Pour évaluer une action de banque centrale, il faut donc à mon sens (i) bien comprendre le mécanisme de retour de cash à l’actionnaire (= le cadre juridique pour le versement du dividende) et (ii) bien évaluer ces 3 risques (par exemple, que prévoient les statuts de la banque centrale en cas de capital négatif).

S’agissant du Japon et de la Suisse, le dividende est fixé par la loi en pourcentage maximum (respectivement 5% et 6%) du capital nominal :

- En première analyse, les actions de la BoJ et de la BNS devraient donc se comporter peu ou prou comme des obligations perpétuelles sans risque de crédit, avec coupon fixe. Donc à privilégier pour des investisseurs désireux avant tout de préserver leur capital, par exemple en période de krach.

- En deuxième analyse, il faudrait vérifier (i) si historiquement, les dividendes versés par la BoJ et la SNB ont toujours été au maximum légal, et (ii) à quel niveau juridique (Statuts de la banque centrale, loi, règlement) a été défini le dividende, et quelle est la probabilité d’un changement de ce cadre juridique (en faveur ou en défaveur des actionnaires).

- En troisième analyse, il faut réfléchir au bilan de la banque centrale et à ses conséquences pour l’actionnaire : par exemple, la BNS détient un immense portefeuille d’actions US (elle figure parmi les premiers actionnaires d’Apple, Facebook etc.). En étant actionnaire de la BNS, on en est co-propriétaire… mais la loi suisse nous empêche d’en tirer les dividendes. Mais, sur le long-terme, avoir un tel portefeuille peut rendre la conduite de la politique monétaire difficile pour la BNS (car ce portefeuille se traduit par un énorme surplus de liquidité, que la BNS doit régulièrement absorber et qui, en déprimant les taux d’intérêt, peut conduire à un risque inflationniste). A terme, la BNS ne devrait-elle pas envisager de vendre tout ou partie de ce portefeuille, et d’en retourner une (petite) partie des profits à ses actionnaires… Je ne peux en être certain, mais j’envisage que ce genre de calculs explique la spéculation sur les titres de la BNS - qui ne se comportent absolument pas comme des obligations perpétuelles à coupon fixe, comme ils devraient le faire en première analyse.

Il faudrait conduire une réflexion comparable sur le bilan de la BoJ, avec son immense portefeuille de QE : quid en cas de retour de l’inflation ? Pas de problème pour les obligations, qui mécaniquement viendront à maturité, réduisant le bilan de la BoJ. Mais les actions et les REITs : ne devront-ils pas être vendus, à terme ? Quelles implications pour l’actionnaire ?

S’agissant de la Belgique, le mécanisme de versement du dividende est différent : il y a une partie fixe (comme en Suisse et au Japon), mais aussi une partie variable, indexée sur les résultats du portefeuille d’investisssement de la BNB. Il faudrait regarder préciser la taille et la composition de ce portefeuille (pas encore fait). En première analyse, j’imagine que ce portefeuille est largement composé d’obligations souveraines, donc que le dividende est intéressant en période de taux hauts, beaucoup moins en période de taux bas (comme maintenant - ce qui explique la baisse du cours de l’action BNB). Donc, en première analyse, l’action BNB devrait plus ou moins se comporter comme un hedge contre une hausse des taux.

Je pense que l’action BNB est aussi guidée par l’aversion au risque des investisseurs : belle performance en 2009-2010, notamment.

Il faudrait creuser l’analyse, notamment sur les aspects juridiques et sur les bilans de ces banques centrales. A terme, il est probable que je devienne actionnaire de ces 3 banques centrales, par intérêt professionnel et pour le "fun", mais compte tenu de l’illiquidité et de la volatilité de leurs cours, il vaut mieux bien choisir son point d’entrée. La BNB me semble a priori intéressante, aux niveaux actuels.

En revanche, j’ai loupé la fameuse action BRI, contrairement à l’estimé Larbinator.

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[+2]    #7 17/03/2019 21h49

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@Doubletrouble : Je rebondis sur votre mention de la MMT (Modern Monetary Theory), effectivement très à la mode aux USA.

J’ai suivi les débats entre les partisans de la MMT (Stephanie Kelton notamment) et ses critiques (Paul Krugman, Lawrence Summers… et tant d’autres !). Evidemment je me range résolument dans le 2nd camp.

De mon point de vue d’expert sur la politique monétaire (et plus particulièrement des opérations de gestion de la liquidité), ce qui me frappe c’est que les partisans de la MMT ignorent (ou semblent ignorer, je n’en suis pas sûr) :

1) La séparation entre l’Etat et la banque centrale (les 2 étant englobés dans le secteur public), alors que l’Etat (la politique budgétaire) et la banque centrale (la politique monétaire) sont guidés par des objectifs différents et des "fonctions" bien distinctes :
- la politique budgétaire est guidée par un objectif électoral (se faire réélire) avec une contrainte financière (le coût de la dette) ;
- la politique monétaire (US) est guidée par un objectif économique (soutenir la croissance, atteindre le plein emploi) avec une contrainte sur la stabilité des prix.

Les 2 politiques sont décidées séparément et avec un "calendrier" différent. Pour la banque centrale, la politique budgétaire (notamment la position financière de l’Etat) est une variable exogène dans sa gestion de la liquidité.

2) La stérilisation de la position financière de l’Etat par les opérations de gestion de la liquidité de la banque centrale. A la lecture de ses articles, j’ai vraiment l’impression que Mme Kelton ignore les bases de la gestion de la liquidité par une banque centrale. Pour une banque centrale, le compte du Trésor à la banque centrale est une variable exogène, un "facteur autonome", au même titre que les billets en circulation et les avoirs extérieurs nets : la banque centrale calibre ses opérations régulières de gestion de la liquidité bancaire pour stériliser / neutraliser les variations des facteurs autonomes. Ce qu’on appelle l’allocation de liquidité neutre, le montant que la banque centrale doit injecter ou absorber pour assurer une situation de liquidité neutre du système bancaire (optimale pour la transmission de la politique monétaire), se calcule chaque semaine en faisant la somme nette des facteurs autonomes, corrigée par les réserves obligatoires :

ALN = CF + CNG - AEN - APN - RO

ALN = allocation de liquidité neutre (le montant que la banque centrale doit injecter ou absorber)
CF = circulation fiduciaire (billets en circulation)
CNG = compte net du Gouvernement (dépôts du Trésor - créances au Trésor)
AEN = avoirs extérieurs nets (réserves de change, or)
APN = autres postes nets (dont portefeuilles d’investissement de la banque centrale à l’actif, capital de la banque centrale au passif)
RO = réserves obligatoires

Quand l’Etat effectue une dépense publique, CNG diminue, donc l’ALN diminue, donc la banque centrale injecte moins de liquidité dans le système bancaire. Ainsi la dépense publique n’a pas d’effet sur les réserves des banques, contrairement à ce qu’affirment les partisans de la MMT.

Et si la banque centrale n’effectuait pas cette stérilisation, l’effet serait un excès structurel de liquidité, avec toutes ses conséquences négatives pour l’économie :
- taux d’intérêt structurellement très bas, conduisant à une prise de risque excessive et à des bulles
- disparition du marché interbancaire, prolifération de banques zombies nageant dans la liquidité
- dépréciation de la devise sur le marché des changes
- à terme, hyper-inflation

[Actuellement j’essaie de remettre en marche la gestion de la liquidité / le marché monétaire dans une zone monétaire où le système bancaire a été noyé sous la liquidité excédentaire pendant des décennies. C’est compliqué.]

D’un point de vue plus politique, mon sentiment c’est que la MMT est :

1) Très (très) américaine : il n’y a qu’aux USA qu’on puisse penser que des déficits illimités ad infinitum n’auront aucun impact négatif sur la monnaie. Les USA sont le seul pays au monde qui peut accumuler des déficits abyssaux année après année, aimablement financés par la communauté internationale. Ils le peuvent grâce à leur rôle de super-puissance et grâce à la crédibilité acquise par le dollar US. Mais rien ne dit que tout cela est éternel, hein. Et en tout cas, aucun autre pays ne pourrait se permettre des déficits incontrôlés sans en payer rapidement le prix par (i) une hausse des coûts de financement, (ii) une dépréciation de la monnaie, et (iii) de l’inflation.

Les comparaisons faites par certains partisans de la MMT entre les USA (un pays à faible taux d’épargne qui finance sa dette par l’étranger) et le Japon (un pays à fort taux d’épargne qui s’auto-finance) sont franchement hilarantes.

2) Un (autre) rejeton maudit du QE : Le QE a créé chez certains des craintes infondées, et chez d’autres des illusions tout aussi infondées :

- D’une part, le QE a permis un renouveau de l’Ecole Autrichienne, qui ont vu une preuve de la "collusion" entre Etats et banques centrales, dont l’issue serait inévitablement une dépréciation des devises fiats et de l’hyper-inflation. Cela a fourni une base théorique à la bulle des cryptos.

- D’autre part, le QE a permis un renouveau de la MMT, qui y voit un signe que les banques centrales peuvent monétiser la dette publique sans conséquence inflationniste, et que donc on peut accumuler les déficits sans souci. Cela ne surprendra aucun banquier central qu’il y ait toujours des politiciens démagogues, du type Ocasio-Cortez (pas si éloignée de Trump sur ce sujet, d’ailleurs), pour saisir l’opportunité de politiques budgétaires irresponsables. On a toujours gagné plus de voix en promettant la Lune qu’en disant aux électeurs qu’il va falloir faire des choix douloureux pour assurer la continuité de l"Etat.

Dans la communauté académique, la MMT est largement discréditée, alors qu’on reconnaît au moins à l’Ecole Autrichienne certains mérites.

Dernière modification par Scipion8 (17/03/2019 21h56)

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Favoris 1   [+2]    #8 21/03/2019 11h19

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Les seuls changements (en jaune) dans le communiqué de la Fed (plus précisément, du FOMC, Federal Open Market Committee) concernent son appréciation de la situation économique :
- l’activité économique a ralenti : la consommation des ménages et l’investissement des entreprises continuent à croître, mais à un rythme moins rapide
- les créations d’emplois sont "solides" et non plus "fortes"
- l’inflation totale a baissé, surtout en raison des prix de l’énergie, mais l’inflation sous-jacente, excluant les prix de l’énergie et de l’alimentation (et souvent jugée plus pertinente pour la conduite de la politique monétaire) reste stable autour de 2%.




Le communiqué reste très prudent sur les éventuels futurs changements de taux par la Fed : la Fed reste en mode "data-dependent".

A mon sens, ce communiqué confirme la pertinence du changement (assez brutal) d’orientation de la Fed à l’automne 2018 : se fiant sans doute à des indicateurs avancés, la Fed a perçu un ralentissement de l’économie US et elle avait raison (contre tous ses critiques, hein).

Le FOMC a été unanime dans ses derniers votes, donc pour ma part j’exclus la thèse d’une Fed "sous influence", cédant aux pressions (bien réelles) de Trump.

La Fed a aussi publié un long communiqué sur la gestion de son bilan et en particulier de son portefeuille de QE, qui améliore la transparence et la prévisibilité de ses actions :

Federal Reserve a écrit :

To ensure a smooth transition to the longer-run level of reserves consistent with efficient and effective policy implementation, the Committee intends to slow the pace of the decline in reserves over coming quarters provided that the economy and money market conditions evolve about as expected.

- The Committee intends to slow the reduction of its holdings of Treasury securities by reducing the cap on monthly redemptions from the current level of $30 billion to $15 billion beginning in May 2019.

- The Committee intends to conclude the reduction of its aggregate securities holdings in the System Open Market Account (SOMA) at the end of September 2019.

- The Committee intends to continue to allow its holdings of agency debt and agency mortgage-backed securities (MBS) to decline, consistent with the aim of holding primarily Treasury securities in the longer run. (…)

The average level of reserves after the FOMC has concluded the reduction of its aggregate securities holdings at the end of September will likely still be somewhat above the level of reserves necessary to efficiently and effectively implement monetary policy. In that case, the Committee currently anticipates that it will likely hold the size of the SOMA portfolio roughly constant for a time.

La Fed fournit donc des indications sur un horizon relativement long s’agissant de la politique monétaire, au-delà de septembre 2019. C’est ce qu’on appelle de la forward guidance, un des outils à disposition de la banque centrale pour guider les anticipations des marchés, donc les taux d’intérêt.

Selon le pricing des futures Eurodollar, le marché anticipe désormais une baisse de 25 points de base par la Fed d’ici fin 2019 avec une probabilité d’environ 25%. D’ici fin 2020 une baisse de 25 points de base est entièrement pricée et une 2e baisse de 25 points de base est pricée avec une probabilité de 30%. Ces anticipations du marché reflétent des craintes d’un plus fort ralentissement économique, voire d’une récession aux USA. Mais elles suggèrent aussi qu’un scénario de récession (qui demanderait une baisse des taux bien plus importante que 25 ou 50 points de base) n’est pricé que très partiellement pour 2019-2020.

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[+2]    #9 02/05/2019 15h33

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Bonjour Flavius.

Effectivement, une banque centrale moderne doit savoir conduire sa politique monétaire dans un environnement économique fondamentalement différent du contexte inflationniste du 20e siècle, tout en menant d’autres missions cruciales dans les domaines de la stabilité financière, de la surveillance macroprudentielle, des systèmes de paiement, l’émission de billets… Les banques centrales oeuvrent donc à "mettre à jour" régulièrement leur stratégie (voire leurs statuts), afin de répondre à ses défis.

Pour ce faire, elles collaborent étroitement (c’est un des charmes du métier de banquier central : pas de concurrence entre nous) au sein de forums mondiaux comme le FSB (Conseil de Stabilité Financière), le BCBS (Comité de Bâle pour la Supervision Bancaire), le CPMI (Comité sur les Infrastructures de Paiements et de Marchés), etc. Par ailleurs la BRI joue un rôle important de recherche sur tous les sujets pertinents pour les banques centrales, et le FMI et la Banque Mondiale oeuvrent à la diffusion des bonnes pratiques dans le monde entier (assistance technique).

Quelques exemples de sujets d’actualité pour les banques centrales, pour illustrer cette mise à jour perpétuelle des missions des banques centrales :

1) Politique monétaire : Je rejoins votre avis sur le fait que les économies développées font désormais face à un risque déflationniste plus important que le risque inflationniste - pour des raisons touchant à la structure de l’économie mondiale (mondialisation), à la démographie (vieillissement) et à la technologie (digitalisation). On doit reconnaître que les banques centrales savent bcp mieux combattre l’inflation qu’une menace déflationniste, les moyens utilisés actuellement pour combattre le risque déflationniste étant assez "bourrins" et pas dépourvus d’effets pervers : le QE et les taux d’intérêt négatifs, essentiellement. La BCE, la Fed et la BoJ collaborent étroitement sur ces sujets. En 2014 on m’avait ainsi envoyé à un stage de 3 semaines à la BoJ pour préparer le QE de la BCE. Les QE de la Fed et de la BCE auraient sans doute été moins efficaces si nos collègues japonais n’avaient pas "essuyé les plâtres". Il y a chaque année des réunions trilatérales pour échanger sur ces sujets techniques.

Les banques centrales réfléchissent à leur objectif de politique monétaire, notamment leur cible d’inflation :

- la formulation de la cible d’inflation de la BCE a ainsi changé : la stabilité des prix n’est plus définie comme un indice harmonisé des prix à la consommation (HICP) "inférieur à 2% sur le moyen terme", mais "inférieur, mais proche de, 2% sur le moyen terme". Cette nuance cruciale signie que la BCE considère une inflation de 0%, voire 1%, comme "mauvaise", car exposant la zone euro à un risque déflationniste. Bcp de banques centrales s’orientent ainsi vers des cibles d’inflation "symétriques".

- un mandat "dual", tel que celui de la Fed (stabilité des prix + emploi maximum), reste assez "tabou" dans la zone euro car les Allemands préfèrent l’orthodoxie d’un mandat unique (stabilité des prix), mais la BCE reconnaît qu’il s’agit d’une question politique, donc en dehors de son champ de décision. Cela dit, mandat dual ou unique, en pratique la politique monétaire est souvent la même, mais un mandat dual renforcerait peut-être la légitimité politique / la "popularité" de la BCE, à mon avis.

2) Indépendance : Comme vous le dites bien, les dirigeants de l’Etat ont un "agenda" qui n’est pas forcément compatible avec la préservation de la valeur de la monnaie. C’est le fondement de l’indépendance des banques centrales. On s’attache donc à étendre l’indépendance statutaire (au niveau légal ou, de préférence, constitutionnel) des banques centrales dans le monde entier. Mais il ne suffit pas de décréter l’indépendance de la banque centrale : il faut la mettre en pratique, sur tous les plans :

- l’interdiction du financement monétaire de l’Etat doit être constitutionnellement garantie. C’est une conquête encore fragile, comme en témoignent certains programmes électoraux dans notre pays. Pour bcp de pays émergents, c’est tout nouveau (ce changement vient d’être adopté dans la zone monétaire d’Afrique où je travaille actuellement).

- l’indépendance financière de la banque centrale est essentielle : si la banque centrale n’a pas les moyens financiers d’avoir le personnel et les équipements nécessaires à sa mission, elle redevient dépendante de l’Etat. Dans les pays où il y a un excès structurel de liquidité bancaire, la politique monétaire coûte structurellement de l’argent (puisque la banque centrale absorbe cet excès de liquidité contre rémunération). Il est alors essentiel qu’un dispositif de recapitalisation automatique par l’Etat soit légalement garanti.

- la protection du Gouverneur et dirigeants de la banque centrale contre le pouvoir politique est aussi essentielle. La bonne pratique qu’on essaie de diffuser, c’est un mandat long, unique, non-renouvelable, sans possibilité de limogeage (sauf faute grave du type corruption).

3) Contrôle démocratique : L’indépendance de la banque centrale signifie qu’il y a besoin d’un fort contrôle démocratique sur son action. Un manque de transparence exposerait inévitablement la banque centrale à des critiques et, à terme, des menaces sur son indépendance. On essaie donc de diffuser des bonnes pratiques en termes de reporting (accountability) vis-à-vis du pouvoir politique (par exemple le Parlement) et de communication avec la presse et le grand public. J’ai fait plusieurs missions d’assistance technique dans ce domaine, pour aider des banques centrales à communiquer le plus simplement possible sur des sujets assez techniques.

4) Stabilité financière : Outre la politique monétaire, la banque centrale a un rôle clef à jouer dans la préservation de la stabilité financière (= la continuité de la fourniture de services financiers à l’économie). Ces missions n’ont cessé de gagner en importance depuis la Grande Crise de 2007-2008. Pour vous donner un ordre d’idée, alors que je suis expert en opérations de politique monétaire, j’ai passé environ 1/3 de mon temps, depuis le début de ma carrière, sur des sujets de stabilité financière, notamment sur la fonction de prêteur en dernier ressort de la banque centrale : je travaille sur la diffusion des bonnes pratiques dans ce domaine, c’est-à-dire un cadre d’ELA (Emergency Liquidity Assistance / Apport de Liquidité d’Urgence). Ces 3 dernières années, j’ai aidé à la mise en place de cadres d’ELA dans une demi-douzaine de banques centrales en Afrique et en Asie.

5) Surveillance macroprudentielle : Les banques centrales essayent de tirer les leçons de la Grande Crise de 2007-2008, notamment les risques issus du marché immobilier. En complément de la surveillance microprudentielle (= la supervision bancaire), les banques centrales développent ainsi leur surveillance macroprudentielle et des outils de prévention des bulles, comme le ratio LTV (loan-to-value = plafond sur le crédit immobilier accordé = % minimum d’apport lors de tout achat immobilier). On échange les bonnes pratiques dans ce domaine via une base de données mondiale, mais on en est au tout début, à mon avis.

6) Systèmes et moyens de paiement : Préserver la valeur de la monnaie, c’est aussi faciliter son usage rapide, peu onéreux (voire gratuit) et sûr par les consommateurs et les entreprises. Donc c’est un champ d’activité en expansion rapide pour les banques centrales. Dans les pays émergents faiblement bancarisés, il s’agit de faciliter l’accès aux services financiers pour des populations pauvres, en utilisant les nouvelles technologies (téléphone portable, notamment). En ce moment, beaucoup de banques centrales travaillent sur le sujet des Central Bank Digital Currencies (CBDC = "cryptos de banques centrales"), qui pourraient éventuellement permettre un accès direct des citoyens à la monnaie banque centrale, en parallèle du système bancaire.

Bref, les statuts des banques centrales doivent rester "vivants" pour s’adapter à l’environnement économique, politique, technologique - tout en maintenant dans le marbre les principes essentiels, en premier lieu la préservation de la valeur de la monnaie et l’indépendance de la banque centrale.

Désolé pour le pavé, mais votre question ouvrait bcp de perspectives !

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[+2]    #10 17/09/2019 15h21

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@Chlorate : Les banques centrales et le taux de change… En parler, jamais, y penser, toujours !

Vous avez raison : toutes choses égales par ailleurs, le QE doit se traduire par une dépréciation de la devise sur le marché des changes. C’est le simple jeu de l’offre et de la demande : à demande (à peu près) constante (déterminée par les fondamentaux économiques), une augmentation significative de l’offre de monnaie ("forcée" par le QE) rend cette monnaie moins chère :
(i) en termes réels (par rapport à un panier de consommation classique, par exemple) : effet positif sur l’inflation (l’objectif clef du QE)
(ii) par rapport aux autres devises, sur le marché des changes

La dépréciation de la monnaie sur le marché des changes a des effets de "second tour" favorables :
(i) elle favorise les exportateurs locaux, comme vous le notez
(ii) elle rend les produits importés plus chers, incitant à une substitution par des produits locaux et/ou augmentant l’inflation (s’agissant des produits étrangers peu ou pas substituables)

Ces effets sont favorables pour tous les exportateurs de la zone euro, bien au-delà de l’Allemagne. C’est vrai que l’Allemagne, forte nation exportatrice, en profite peut-être particulièrement, mais c’est à relativiser peut-être par l’élasticité-prix de leurs exportations, peut-être moins forte que celle des exportations françaises (les Allemands se démarquent plus par la qualité de leurs produits et/ou leur technicité, sur des marchés de niches, que sur les prix).

Donc, oui, déprécier l’euro est bien un effet désiré, sinon un objectif, du QE de la BCE. Cet effet sur les taux de change est bien pris en compte par les économistes de la BCE quand ils calibrent le QE et en mesurent les effets.

Mais la BCE peut difficilement proclamer publiquement qu’elle souhaite affaiblir l’euro par le QE, pour différentes raisons, politiques, économiques et stratégiques :

1) La politique de change de la zone euro est une responsabilité partagée entre la BCE et l’Eurogroupe (les ministres des finances de la zone euro). Ils se coordonnent par exemple avant toute intervention sur le marché des changes. Donc si la BCE présentait officiellement le QE comme une mesure visant à déprécier l’euro, certains diraient qu’il faut consulter l’Eurogroupe. Cela compliquerait beaucoup la prise de décision sur le QE (déjà compliquée au Conseil des Gouverneurs de la BCE), voire mettrait en danger l’indépendance de la BCE sur la conduite de sa politique monétaire. Il est beaucoup plus simple de prétendre dire que le QE est une pure mesure de politique monétaire (ce qu’elle est… principalement).

2) La politique de change de la zone euro met aussi en jeu nos relations avec nos partenaires internationaux, en premier lieu les USA et le Japon. Dévaluer l’euro, c’est, toutes choses égales par ailleurs, causer une appréciation du dollar et du yen : très problématique pour nos partenaires quand ils souhaitent eux aussi faire repartir l’inflation et l’activité chez eux. Ainsi, le QE peut se transformer en course éperdue à la dépréciation des devises, un jeu à sommes nulles au niveau international : chaque banque centrale voudra avoir le plus gros QE, pour neutraliser les effets néfastes sur le marché des changes des QE des autres banques centrales… C’est un sujet très, très délicat pour les banquiers centraux, qui préfèrent généralement s’harmoniser et se coordonner, que de partir dans une course à l’échalotte entre eux (sachant que les munitions sont en théorie illimitées…).

En tout cas, c’est vu comme contre-productif de dire publiquement que le QE vise à déprécier la monnaie (même si c’est un peu vrai…) : ce serait une provocation vis-à-vis de nos partenaires, les incitant à répondre en rajoutant une couche de QE chez eux. Donc il y a une sorte de gentlemen’s agreement entre grandes banques centrales pour communiquer de façon très restrictive sur les objectifs ou les effets de leurs QE sur les taux de change.

Mais clairement, c’est une question clef pour les banques centrales : en 2014, dans le cadre de la préparation du QE de la BCE, on m’a envoyé en stage à la Bank of Japan (qui avait alors beaucoup plus d’expérience que nous sur le sujet). La BoJ nous a beaucoup aidés, mais certains responsables exprimaient clairement une inquiétude que les QE de la Fed et de la BCE puissent amoindrir l’efficacité du QE japonais…

3) Au-delà de nos bonnes relations avec nos grands partenaires internationaux, il y a un objectif politico-économique de promotion de l’euro comme grande devise de réserve. Evidemment, des mesures comme le QE ou les taux négatifs tendent à rendre l’euro moins attractif (en tout cas, du seul point de vue de la rentabilité), pour les grands gestionnaires des réserves de change mondiales (banques centrales asiatiques, fonds souverains de pays pétroliers etc.). En "rajouter une couche" avec une communication explicite sur la dépréciation voulue de l’euro serait contre-productif.

Pour toutes ces raisons, la BCE est d’une très grande prudence (voire d’un total mutisme) sur les effets du QE sur le taux de change. Même en interne, ce sujet est abordé avec prudence (à ma connaissance, il n’y a pas de cible explicite de dépréciation du taux de change, par exemple). Mais les effets du QE sur les taux de change sont bien mesurés, et ils servent d’inputs aux évaluations des effets du QE sur l’inflation et le PIB, qui eux, sont bien publiés (voir ici, par exemple).

Dernière modification par Scipion8 (17/09/2019 15h23)

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[+4]    #11 27/09/2019 12h15

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Ces derniers jours, j’ai vu une quantité incroyable d’articles et "analyses" absolument insensés sur les récentes opérations de pension livrée (repo) de la Fed sur le marché monétaire US. Pour compenser un peu ce déluge invraisemblable d’idioties, je vais essayer d’expliquer les choses "en partant de zéro" et de la façon la moins technique possible :

1) Hormis les insiders (banquiers centraux et trésoriers de banques), il y a très peu de journalistes et commentateurs capables de comprendre et analyser correctement les développements du marché monétaire. Par conséquent, 99% de ce qu’on peut lire sur le sujet est simplement faux, incorrect, voire complètement idiot. Ce n’est pas un sujet sur lequel on peut "improviser" : le marché monétaire est un marché très spécifique, avec sa dynamique propre, et un acteur majeur, la banque centrale, dont il faut comprendre le rôle et les instruments : ce n’est pas forcément facile… surtout si on ne fait aucun effort de recherche.

A mon sens, il y a au maximum une dizaine de journalistes dans le monde capables de faire un travail correct d’analyse du marché monétaire. Ce sont des journalistes spécialisés, qui ont leurs sources chez les banques et les banques centrales. Ils sont tous anglo-saxons, très bien payés et travaillent pour le Financial Times, Bloomberg, Reuters et le Wall Street Journal - nulle part ailleurs, à mon avis (mais il faut que je lise ce que The Economist a écrit sur le sujet). La presse économique française n’est pas compétente sur le sujet : le mieux qu’ils puissent faire, s’ils sont raisonnables, c’est de retranscrire les analyses de ces journalistes anglo-saxons spécialisés.

Je ne parle pas des Youtubeurs et auteurs de SeekingAlpha qui font du sensationnalisme à 2 balles sur le sujet, avec un tropisme souvent conspirationniste, toujours catastrophiste. Le marché monétaire étant mystérieux et incompréhensible pour la plupart des internautes, c’est un sujet bien pratique pour diffuser des discours anxiogènes (avec pour conclusion habituelle : ayez peur, achetez de l’or, du Bitcoin, du diamant magique etc.)

2) Les taux d’intérêt sur le marché monétaire répondent à une fonction prix / quantité. Le marché monétaire est le marché sur lequel des acteurs spécialisés - en premier lieu les banques - s’échangent de la liquidité, pour des montants massifs, sur des maturités courtes (jusqu’à 12 mois). Les taux d’intérêt sur le marché monétaire reflètent le prix de cette liquidité. Si cette liquidité est surabondante (par rapport aux besoins agrégés du système bancaire), les taux vont avoir tendance à baisser. Si la liquidité vient à manquer, pour des raisons systémiques (besoins plus importants du système) ou idiosyncratiques (une banque a soudainement des besoins plus importants), les taux augmentent.

3) Cette fonction prix / quantité du marché monétaire est différente selon les pays et peut évoluer au cours du temps, notamment selon les besoins de liquidité de précaution des banques. La liquidité de précaution correspond à la liquidité supplémentaire qu’une banque peut souhaiter avoir (sur son compte à la banque centrale), pour faire face à de possibles chocs de liquidité, sans pour autant en avoir le besoin immédiat.

Dans les pays développés avec un marché monétaire fonctionnant bien, ce besoin de liquidité de précaution peut être très faible voire nul, car la liquidité circulant bien sur le marché monétaire, la banque va tendance à préférer y chercher la liquidité si besoin. La plupart des échanges de liquidité entre banques se font de façon sécurisée (= l’emprunteur fournit des actifs en garantie au prêteur, par exemple via une pension livrée = repurchase agreement = repo), donc la liquidité continue généralement de circuler même en cas de poussée de stress. Les banques préfèrent donc combler leurs besoins de liquidité sur le marché monétaire plutôt que de garder des réserves excédentaires à la banque centrale, ce qui aurait un gros coût d’opportunité (a fortiori avec des taux négatifs imposés par la banque centrale). C’est pourquoi le marché monétaire est une source clef de liquidité pour les banques, donc pour l’économie dans son ensemble.

4) La banque centrale gère la liquidité sur le marché monétaire afin de transmettre sa politique monétaire au système bancaire, donc à l’économie réelle. La banque centrale estime chaque jour quel est le besoin ou l’excédent agrégé de liquidité du système bancaire. Elle le fait par l’analyse et la prévision des "facteurs autonomes" sur son bilan : circulation fiduciaire, comptes de l’Etat à la banque centrale, réserves de change etc. [C’est un sujet technique que je ne développe pas ici - éventuellement dans un autre message - mais pas besoin pour comprendre la suite.]

Si, en termes agrégés :

a) le système bancaire a un excédent de liquidité, la banque centrale absorbe cet excédent (par des dépôts ou l’émission de titres de banque centrale).

b) le système bancaire a un besoin de liquidité, la banque centrale injecte la liquidité nécessaire (par des prêts collatéralisés = repos).

Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise situation (comme le dit le scribe…). L’excédent ou le besoin de liquidité ne traduit EN RIEN la santé du système bancaire ; il ne traduit que la structure particulière de l’économie. Par exemple, si vous retirez massivement de l’argent de vos comptes bancaires, vous allez augmenter la circulation fiduciaire (un facteur autonome au passif du bilan de la banque centrale), donc augmenter le besoin de liquidité du système bancaire.

La banque centrale a tous les outils pour gérer les 2 situations (des instruments pour injecter ou pour absorber de la liquidité) : cela n’a rien d’exceptionnel, c’est le quotidien d’un banquier central.

Surtout, c’est par ces opérations de gestion de la liquidité (injection ou absorption) que la banque centrale transmet son taux directeur au système bancaire, car le taux directeur sert de référence à ces opérations de gestion de la liquidité ! Le taux directeur va ainsi influencer le prix de la liquidité pour les banques (= les taux sur le marché monétaire), donc leurs conditions de prêt à l’économie réelle (entreprises et ménages).

5) La fonction prix / quantité du marché monétaire US a manifestement changé. Ce graphique montre l’évolution de cette fonction sur longue durée (ces 10 dernières années). L’axe des abscisses correspond à la quantité de liquidité (les réserves des banques US à la Fed). L’axe des ordonnées correspond au prix de la liquidité (les taux sur le marché monétaire - plus précisément l’écart entre ces taux et l’un des taux directeurs de la Fed).

On voit que pour une quantité de liquidité donnée, par exemples des réserves totales de 1,5 trillion $, le prix de la liquidité est nettement plus élevé aujourd’hui qu’en 2009-2014. Cela signifie que la fonction de réaction du prix à la quantité a changé sur le marché monétaire US.

6) Quelles sont les causes probables du changement de la fonction prix / quantité sur le marché monétaire US ? Cette question demanderait une analyse poussée (que la Fed effectue sans doute), mais à mon sens 2 hypothèses vraisemblables sont :

a) une gestion beaucoup plus conservatrice de la liquidité par les banques US aujourd’hui qu’avant la Grande Crise : il est probable que, par son ampleur, cette crise ait des effets persistants sur les banques US. Traumatisées par les dysfonctionnements massifs du marché monétaire US en 2008-2009, elles ont probablement augmenté leur besoin de liquidité de précaution (alors que ce besoin était faible, voire nul, avant la crise). Cette attitude plus conservatrice des banques US semble confirmée par l’analyse de l’évolution de leurs bilans (voir ci-dessous).

b) des besoins de liquidités accrus résultant des nouvelles contraintes prudentielles : il est probable que la mise en place des ratios de liquidité par les régulateurs (LCR = Liquidity Coverage Ratio et NSFR = Net Stable Funding Ratio) ait structurellement amplifié les besoins de liquidité des banques.

7) La Fed pouvait-elle prévoir le changement de la fonction prix / quantité sur le marché monétaire US ? Dans les pays émergents où je travaille, j’aide la banque centrale à déterminer le besoin de liquidité de précaution du système bancaire, à la fois par des enquêtes auprès des trésoriers de banques et par des analyses quantitatives sur les réserves individuelles des banques. Mais, au mieux, nous obtenons ainsi des estimations très grossières du besoin de liquidité de précaution : le vrai test, c’est de voir comment les taux sur le marché monétaire réagissent à une baisse de la liquidité. On peut ainsi construire "point par point" la fonction de réaction du prix à la quantité de liquidité, et ajuster la stratégie de gestion de la liquidité de la banque centrale en conséquence (notamment la calibration des opérations d’injection / absorption de liquidité).

Ainsi, même si la Fed se doutait très probablement du changement de la fonction prix / quantité du marché monétaire US, elle pouvait difficilement estimer précisément ex ante le seuil de quantité liquidité déclenchant une augmentation rapide des taux. On ne peut en être certain que par l’observation quotidienne du marché monétaire.

La baisse soudaine de la liquidité liée à des facteurs temporaires (grosses émissions de titres souverains US et échéances fiscales) a ainsi servi de révélateur au besoin sous-jacent de liquidité de précaution du système bancaire US, de même que la marée basse révèle parfois des récifs insoupçonnés.

8) Comment la Fed peut-elle gérer cette nouvelle situation sur le marché monétaire US ? Des commentateurs catastrophistes parlent de "pénurie de liquidité" : c’est une absurdité monumentale. Comme expliqué plus haut, un besoin ou un excédent de liquidité ne dit RIEN de la santé du système bancaire. Par ailleurs, la banque centrale peut injecter de la liquidité de façon quasi-illimitée - les seules limites techniques étant la disponibilité de collatéral bancaire pour les repos, et la disponibilité d’actifs achetables pour le QE (la limite économique étant l’inflation). A nouveau : gérer ces situations sur le marché monétaire est le bread & butter d’un banquier central. Je pourrais presque gérer la liquidité mondiale tout seul depuis mon ordinateur… (bon, il y a quand même un gros travail technique pour gérer le collatéral)

Je pense que la Fed va utiliser 2 outils pour gérer la situation nouvelle sur le marché monétaire US :

a) des injections de liquidité à plus ou moins court terme, par des repos : c’est ce que la Fed fait pour le moment, mais elle pourrait envisager d’ajouter une facilité permanente de prêt collatéralisé (comparable à celle de la BCE) ;

b) l’ajustement du rythme de son Quantitative Tightening (QT) : il s’agirait de réduire le rythme d’attrition du portefeuille de QE de la Fed, afin de maintenir un niveau de liquidité suffisant dans le système bancaire. Il faut bien comprendre que le QE injecte de la liquidité au moment des achats (= la banque centrale remplace des actifs par du cash sur le bilan des banques), mais en retire quand les obligations achetées viennent à maturité (= dans le cas d’un Treasury, par exemple, l’Etat US puise sur son compte à la Fed pour rembourser la Fed).

Bref, rien de dramatique ni de très compliqué, pour un banquier central un minimum compétent. Je n’ai aucune inquiétude sur la capacité de la Fed de gérer au mieux cette situation.

9) Le système bancaire US va bien ! Les balivernes des commentateurs catastrophistes, qui ont fait leur miel de cette histoire des repos de la Fed, se heurtent à la réalité des chiffres. Ils montrent que les banques US vont plutôt bien, avec une profitabilité en hausse, des créances douteuses en baisse, une solvabilité renforcée et une situation de liquidité confortable. C’est peut-être pour cette raison que Warren Buffett y investit toujours plus massivement… Perso, je suis convaincu que les principaux risques pour la stabilité financière aux USA se situent maintenant hors du système bancaire (contrairement à 2007).




Note : les graphiques sont du FMI, les commentaires descriptifs sont de moi. NA = North America, EUR = Europe, JP = Japon, CN = Chine. Il s’agit uniquement des banques considérées comme systémiques au niveau mondial.

Désolé pour le pavé, mais compte-tenu des incompréhensions énormes et de l’avalanche de discours anxiogènes et trompeurs, je pense qu’il était important d’expliquer en détail ce sujet technique et souvent abscons. Cette grille d’analyse du marché monétaire peut s’appliquer à d’autres situations et d’autres pays que les USA.

Dernière modification par Scipion8 (27/09/2019 13h18)

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[+2]    #12 13/10/2019 16h52

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Bonjour Pavel,

Je pense qu’il faut faire une distinction claire entre :

- tous ceux qui s’intéressent et s’interrogent légitimement sur des développements en apparence "surprenants" ou "exceptionnels" sur le marché monétaire - un sujet particulièrement technique et complexe, même pour des professionnels

- ceux qui, à la lumière d’événements que manifestement ils ne comprennent pas du tout, et sur lesquels ils n’ont manifestement fait aucun effort de recherche, proclament imminente la fin du monde, face caméra sur Youtube - tout comme ils nous ont annoncé depuis longtemps, et sans le moindre doute, la sortie de l’Italie de la zone euro, la faillite de Deutsche Bank, la supériorité de l’or sur la bourse, la chute du capitalisme, etc. Quand on se plante systématiquement dans ses jugements et ses prévisions, sans jamais perdre ses certitudes ni son arrogance, on mérite légitimement le qualificatif de crétin. C’est aux Youtubeurs conspirationnistes à buzz que je pense - à personne d’autre : ces gens-là diffusent leur bêtise et enlaidissent le monde.

Maintenant, sur le fond, en complément à mon message sur des concepts de base du marché monétaire : ce qui vous semble "incontestable" me semble au contraire très contestable, voire faux :

1) Pourquoi appeler "gravissime" la situation du marché monétaire US ? Une banque systémique a-t-elle fait défaut ? La stabilité financière est-elle en danger ? Aucun élément réel ne permet d’étayer cette thèse : rien. En revanche, la plupart des éléments factuels à notre disposition (par exemple les rapports trimestriels des grandes banques US) attestent plutôt d’une relative bonne santé (du point de vue de la solvabilité, de la liquidité et de la profitabilité) des banques américaines : j’aimerais beaucoup que les banques françaises soient aussi profitables ! Buffett, qui a un peu d’expérience, partage manifestement cette vision positive sur les banques US.

Ce n’est pas exact de qualifier de "gravissime" une déviation temporaire (même importante) du taux du marché interbancaire par rapport au taux directeur de la banque centrale : la Fed, comme toute les banques centrales, a tous les instruments pour faire face à ses situations. Pour info, ce genre d’événement est relativement fréquent en zone euro, mais la BCE a un corridor de facilités permanentes (facilité de dépôt actuellement à -0,50% et facilité de prêt marginal à +0,25%) qui stabilise "automatiquement" le taux interbancaire. Donc les déviations temporaires surviennent aussi en zone euro, mais elles ne vous inquiètent pas parce que ce corridor les traite automatiquement. La Fed pourrait envisager de mettre en place un corridor similaire.

2) Ce n’est pas parce que vous vous inquiétez ou vous interrogez, que la banque centrale "panique", hein. Perso je n’ai vu aucune "panique" du côté de la Fed ; en revanche, j’ai vu beaucoup de vendeurs d’or ou de prophètes d’apocalypse essayer de générer de la panique chez leur auditoire, et beaucoup d’amateurs de panique (tout comme il y a des amateurs de films d’horreur ou de films catastrophes) s’en délecter. Mais il y a une grande différence entre la réalité et ce qui se passe dans les têtes de ces gens-là.

3) En termes techniques, les repos effectués par la Fed s’appellent des opérations de réglage fin (fine-tuning operations). Rien que le nom devrait vous rassurer sur le fait que pour une banque centrale ce ne sont pas des opérations "exceptionnelles" conduites "en mode panique". Les opérations de réglage fin visent à répondre à des déséquilibres temporaires de liquidité : toutes les banques centrales (même en Afrique où je travaille actuellement) ont cet outil dans leur arsenal. C’est le B-A-BA du banquier central.

En quoi 60, 75 ou 100 milliards $ sont-ils des montants importants ? C’est peanuts à l’échelle du système bancaire américain, du portefeuille de QE de la Fed (3600 milliards $) ou de la puissance de feu potentielle de la Fed ou de la BCE (14000 milliards € pour la BCE, celle de la Fed doit être du même ordre).

4) Quand on doit répéter des opérations de réglage fin (à courte maturité) sur une période prolongée, on peut difficilement continuer à les appeler ainsi, puisqu’une opération de réglage fin vise normalement à compenser des déséquilibres temporaires de liquidité. Donc c’est normal que la Fed change son mode opératoire sur la façon d’injecter de la liquidité, sur des maturités un peu plus longues.

Des précisions complémentaires :

5) Les injections de liquidité via les achats de bills à court-terme se distinguent du QE parce que le QE vise à baisser les rendements de long-terme sur le marché obligataire, afin de rendre la politique monétaire plus accommodante. Ici, la Fed ne veut pas changer l’orientation de sa politique monétaire (cela, elle le fait par son taux directeur). En revanche, elle tient compte des signaux du marché monétaire en rendant les conditions de liquidité un peu plus amples. Certes, du point de vue du bilan de la Fed, il y a une expansion du bilan (comme pour un QE), mais cette distinction entre orientation de la politique monétaire et gestion de la liquidité est importante.

6) Pour analyser un marché (quel qu’il soit), il faut regarder à la fois l’offre et la demande. A mon sens, ce qu’on voit sur le marché monétaire US n’est pas dû à la demande de liquidité : si une banque était en difficulté et avait de gros besoins de liquidité, son identité aurait filtré depuis longtemps. Je pense donc que ce qu’on voit est dû à l’offre de liquidité : le fait que les banques qui détiennent des réserves de liquidité à la Fed ne veulent / peuvent pas les prêter autant qu’avant à leurs consoeurs, sans doute pour des raisons prudentielles (LCR / Liquidity Coverage Ratio) et/ou de gestion plus conservatrice de leur liquidité (une conséquence de long-terme du traumatisme de la Grande Crise).

7) Je suis d’accord pour dire que la Fed n’a pas très bien communiqué, permettant aux théories catastrophistes de prospérer. Perso je suis adepte d’une communication beaucoup plus proactive et agressive de la banque centrale, précisément pour mettre fin à des peurs potentiellement auto-réalisatrices.

Dans une banque centrale, vous avez des économistes et des opérationnels, en gros des stratèges et des plombiers. Moi, je suis un plombier. Ce sont les stratèges qui dirigent généralement la banque centrale et sa communication. La New York Fed a récemment perdu son "chef-plombier", Simon Potter, qui était un excellent communicateur. Je pense que cela a joué dans la communication sous-optimale de la Fed. Les meilleurs banquiers centraux sont des stratèges qui comprennent bien la plomberie. C’était notamment le cas de Ben Bernanke.

A nouveau, je ne traite certainement personne ici d’incompétent. Toutes les interrogations sont légitimes. C’est évident que j’ai un gros biais d’expert sur le sujet puisque c’est mon job, et que mon degré de compréhension de ces sujets complexes serait très différent si ce ne l’était pas.

Dernière modification par Scipion8 (13/10/2019 16h53)

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[+2]    #13 13/10/2019 23h33

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@Pavel : Ayant défini les concepts de base dans mes messages précédents (notamment ici), je peux faire une représentation schématique de ce qui s’est passé, à mon avis.

Je représente le système bancaire US comme constitué de 4 banques et globalement en situation de liquidité excédentaire (conséquence du QE).

Etape 1 : La distribution des réserves excédentaires est très hétérogène : c’est bien le cas dans la réalité. La banque A a des réserves excédentaires massives (l’équivalent, dans la réalité, est peut-être JPMorgan). Les banques B et D sont aussi en excédent de liquidité alors que la banque C a structurellement besoin de liquidité.

Etape 2 : La Fed n’a pas besoin d’intervenir si le marché interbancaire fonctionne correctement (c’est bien le cas, dans la réalité) : la banque C va trouver auprès de ses consoeurs (A et D) la liquidité dont elle a besoin pour respecter ses réserves obligatoires à la Fed.

Etape 3 : L’impact des injections "forcées" de liquidité par le QE se dissipe graduellement au fur et à mesure que les obligations souveraines et MBS achetés par la Fed viennent à maturité : leurs émetteurs remboursent la Fed à chaque échéance, en empruntant sur les marchés ou directement auprès des banques. Ce Quantitative Tightening (QT) a donc un effet restrictif sur la liquidité bancaire. Notez bien que cet effet restrictif est hétérogène parmi les banques, et a priori pas ou mal connu ex ante par la Fed.

Etape 4 : Par suite du QT, un besoin de liquidité se crée chez la banque B, et celui de la banque C s’accroît : mais le système reste en excédent de liquidité, et B et C trouvent la liquidité dont elles ont besoin auprès de A.

Etape 5 : Une échéance fiscale importante pour les clients des banques (grandes entreprises etc.) a un effet restrictif (temporaire) sur la liquidité bancaire : par ses échanges d’informations avec le Trésor US, la Fed a une idée précise de l’impact global de cette échéance fiscale. En revanche, elle ne peut pas connaître précisément la distribution de ses effets sur les différentes banques.

Etape 6 : Bien que le système bancaire reste globalement en situation d’excédent, la banque A ne veut ou ne peut pas prêter la liquidité dont elles ont besoin à ses consoeurs. En effet, par suite des nouvelles contraintes prudentielles, par exemple le LCR (Liquidity Coverage Ratio), la banque A doit ou veut conserver un volant de liquidité excédentaire à la Fed (ces réserves excédentaires étant considérées comme HQLA = High Quality Liquid Assets dans le calcul du LCR). Evidemment, cette nouvelle contrainte du LCR ne s’applique pas qu’à la banque A, mais à toutes les banques, dans la réalité (ce que je n’ai pas représenté sur mon schéma). Les banques B, C et D, ne trouvant pas la liquidité nécessaire sur le marché interbancaire, proposent des taux toujours plus élevés (jusqu’à 10% contre 2% habituellement) - sans succès car toutes les banques prêteuses potentielles sont dans la même situation que A (LCR etc.). Notez bien que la Fed peut difficilement connaître ex ante le niveau requis de réserves de précaution de chaque banque (dans les pays émergents où je travaille, on conduit des sondages auprès des trésoriers de banques, mais au mieux on obtentient des estimations grossières).

Etape 7 : Afin de calmer les tensions sur le marché interbancaire et de ramener le taux interbancaire prêt de sa cible (autour de 2%), la Fed intervient par des repos de maturité très courte, permettant à B, C et D d’y trouver la liquidité nécessaire au respect de leurs réserves obligatoires. La Fed intervient tant que l’impact restrictif de l’échéance fiscale se prolonge. Mais il faut bien voir que dans le même temps le Quantitative Tightening (QT) continue, absorbant toujours davantage de liquidité. Cela conduit la Fed à maintenir plus longtemps ses repos.

Etape 8 : La Fed, consciente que le déséquilibre de liquidité est plus durable (en raison à la fois du QT et des besoins accrus de réserves de précaution des banques, mis à jour par cet épisode), intervient plus durablement par des achats de T-bills (qui dans mon exemple compensent l’impact du QT) - sans pour autant redémarrer un QE.

Sur la base de cette représentation schématique (mais à mon sens assez vraisemblable sur les événements), vous voyez que :

1) La tension sur la liquidité est apparue sans le moindre changement sur les fondamentaux des banques : il s’agit d’une pure histoire de liquidité - les explications farfelues (banque en difficulté, impact de l’affaire saoudienne etc.) ne jouant aucun rôle.

2) Le QT et l’échéance fiscale (comme l’a dit la Fed) ont mis à jour un besoin accru de liquidité de précaution des banques, que la Fed pouvait difficilement mesurer ex ante. La Fed n’a pas menti.

3) Nous avons raisonné sur 4 banques : dans la réalité, il y a 5000 banques aux USA. (i) La position initiale de liquidité, (ii) l’impact du QT, (iii) l’impact de l’échéance fiscale, (iv) le LCR et (v) le besoin de liquidité de précaution sont des données spécifiques à chacune de ces 5000 banques. La distribution de liquidité dans le système bancaire US est très hétérogène. La Fed connaît (i) et (iv) pour chaque banque, mais connaître (ii), (iii) et (v) pour chaque banque relève d’une mission impossible. Ce n’est pas un souci : si un déséquilibre de liquidité apparaît, la Fed a tous les instruments pour y faire face. C’est bien ce qu’elle a fait.

On est donc bien dans le cadre d’une histoire assez classique de déséquilibre temporaire du marché monétaire - pas du tout dans celui d’une crise bancaire. En revanche, c’est vrai que le QE/QT complique singulièrement la gestion de la liquidité par la banque centrale : c’est sans doute une leçon intéressante pour la BCE.

Pour vous montrer la différence, je peux vous donner un exemple très célèbre d’un choc majeur sur le système bancaire : le gel complet du marché monétaire de la zone euro le 8 août 2007, qui a marqué le début de la Grande Crise :

a) J’étais face à mes écrans ce matin-là à la salle de marché de la BCE : avec mes collègues nous avons constaté tout d’un coup que toutes les cotations des banques sur le marché monétaire disparaissaient, en quelques minutes. Il y avait même des effets (brusque élargissement des bid-ask spreads) sur nos écrans EBS (marché des changes).

b) Les minutes suivantes, nous avons appelé les banques centrales nationales et les trésoriers des banques pour savoir ce qui se passait : plus aucune banque ne voulait prêter - quel que soit le taux, quel que soit le collatéral. Elles refusaient même de coter.

c) L’événement déclencheur selon nos contacts de marché était la nouvelle d’un gel des retraits sur un fonds monétaire BNP Paribas exposé aux ABS subprimes US. C’était un choc majeur pour toutes les banques, qui réalisaient que des fonds monétaires considérés comme très sûrs cachaient des risques difficiles à évaluer.

d) La plupart des banques européennes assurant la liquidité de fonds monétaires équivalents à celui de BNP, elles refusaient de prêter quelque liquidité que ce soit, par prévision de retraits massifs sur ces fonds.

e) Il faut donc bien comprendre que le gel du marché a commencé parce que les banques ne connaissaient pas leurs propres besoins de liquidité dans ce nouveau contexte dangereux - et non parce qu’elles se méfiaient des autres banques (même si cet effet est rapidement venu les jours suivants). [Je pense que c’est un phénomène comparable, mais bien moindre, qu’on a vu aux USA : c’est du côté de l’offre de liquidité qu’il faut chercher le déclencheur, pas de celui de la demande.]

f) Environ 30 minutes après le gel du marché monétaire, notre Directeur Général convoquait une réunion du Liquidity Committee de la BCE (ce LiCo se réunit tous les matins). Après une discussion rapide (j’étais autour de la table : mon baptême du feu), il appelait Trichet pour lui proposer de lancer un fine-tuning (opération de réglage fin) d’injection de liquidité à taux fixe et à allocation pleine (fixed rate / full allotment = "all you can eat"), de maturité un jour (overnight). En effet, comme nous ne pouvions pas connaître le besoin de liquidité du marché, le plus simple était d’injecter autant de liquidité que voulu par les banques. Cela nous permettrait aussi d’évaluer les besoins de chaque banque.

g) Trichet accepta immédiatement la proposition. Nous avons lancé le fine-tuning dans les minutes suivantes (environ 1 heure après le début du gel du marché). Cela a eu pour effet de calmer la panique parmi les banques, mais pas de dégeler le marché, car le problème était profond.

h) Les jours, semaines, mois suivants, nous avons continué les injections de liquidité, non seulement en €, mais aussi en $, grâce à un swap de change avec la Fed. En effet, le marché monétaire transatlantique avait aussi gelé.

i) Nous avons continué à injecter sans relâche jusqu’en septembre 2008. A ce moment-là j’ai vraiment cru qu’on allait y passer. Les trésoriers de grandes banques m’appelaient en pleurant : notamment parce que nos injections de liquidité en $ étaient trop contraintes et la situation avait encore empiré après la chute de Lehman.

j) Le système bancaire européen a été sauvé par Bernanke, qui a pris la décision courageuse de lever la limite de volume sur le swap entre la Fed et la BCE, permettant ainsi à la BCE de noyer le système bancaire européen non seulement d’€ mais aussi de $. A partir de ce moment-là, nous savions qu’on allait s’en sortir, car notre puissance de feu devenait quasi illimitée dans les 2 devises (et aussi en CHF, grâce à un swap avec la BNS). Nous avons injecté jusqu’à 800 milliards €, 300 milliards $, 50 milliards CHF (si je me souviens bien - mais ce sont les ordres de grandeur). Plus tard, Bernanke a été beaucoup critiqué par des membres du Congrès US pour avoir outrepassé son mandat. Perso je suis très admiratif.

Vous voyez que la situation actuelle aux USA est très différente : la Fed a su estimer dès le départ le besoin de liquidité (elle n’a pas fait de repo "all you can eat"), et ce besoin n’a pas vraiment augmenté les jours et semaines suivants. Les montants en jeu sont modestes. Donc perso cette histoire ne m’a jamais inquiété, même si je comprends les interrogations des observateurs sur le sujet.

Dernière modification par Scipion8 (14/10/2019 13h49)

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[+2]    #14 31/10/2019 15h19

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Bonjour PavelK,

Si on récapitule, la Fed conduit en parallèle 3 actions pour maintenir la liquidité (les réserves excédentaires) des banques à un niveau suffisant pour une bonne transmission de sa politique monétaire :

1) La Fed réinvestit les tombées d’échéances (principal) de son portefeuille de QE (SOMA = System Open Market Account) en Treasuries, agency debt et agency MBS : cela diminue le rythme "naturel" de réduction de ce portefeuille de QE.

2) La Fed achète des T-bills au moins jusqu’au 2e trimestre de 2020 : comme ils ont des maturités courtes, l’injection de liquidité correspondante est temporaire (ce n’est pas un "QE4" !).

3) La Fed conduit des opérations de repo (= elle injecte du cash contre du collatéral éligible, de très bonne qualité), de maturités overnight (jour le jour) ou un peu plus longues.

Cette stratégie est cohérente : elle vise à maintenir un niveau suffisant de réserves excédentaires pour que les taux à très court-terme sur le marché monétaire US restent proches des taux directeurs de la Fed : c’est essentiel pour une bonne transmission de la politique monétaire aux banques, puis à l’économie réelle, puisque c’est la première étape de la transmission.

L’implementation note annexée à chaque communiqué du FOMC (Federal Open Market Committee) l’explique bien (si vous êtes intéressé par ces sujets techniques, c’est la source à regarder en premier) :

Federal Reserve, Implementation Note, 30 octobre 2019 a écrit :

Effective October 31, 2019, the Federal Open Market Committee directs the Desk to undertake open market operations as necessary to maintain the federal funds rate in a target range of 1-1/2 to 1-3/4 percent.

C’est donc un mandat clair du FOMC au "Desk" de la New York Fed pour intervenir autant que de besoin pour maintenir les taux à très court terme du marché monétaire dans la fourchette voulue. S’ils doivent augmenter encore leurs interventions, ils le feront.

Il faut bien différencier (i) la mise en oeuvre (ou l’implémentation) de la politique monétaire de (ii) l’orientation de la politique monétaire :

- c’est par l’orientation de la politique monétaire, telle que reflétée par ses taux directeurs ou, dans des circonstances particulières, par des mesures comme le QE, que la banque centrale influence la courbe de taux, donc les conditions de financement de l’économie réelle, donc l’activité économique et l’inflation ;

- en revanche, la mise en oeuvre de la politique monétaire (ma spécialité) ne vise pas un impact important sur la courbe des taux ou sur l’économie réelle : elle n’est qu’au service de l’orientation de la politique monétaire. Notre travail consiste à assurer que cette orientation de la politique monétaire, telle qu’elle a été décidée d’un point de vue macroéconomique, se transmet bien aux banques, en premier lieu via le marché monétaire.

Toutes les interventions pré-citées de la Fed sur le marché monétaire sont de pures mesures de mise en oeuvre de la politique monétaire, de gestion de la liquidité pour assurer une bonne transmission des taux directeurs de la Fed. Ces mesures ne visent donc pas à modifier la courbe des taux US, mais simplement à assurer la bonne transmission des taux directeurs de la Fed.

C’est pourquoi les commentateurs qui confondent ces mesures avec un supposé "QE4" font un contre-sens complet sur la signification et les objectifs de ces mesures… Si la Fed veut rendre sa politique monétaire plus accommodante, ce n’est pas par des repos qu’elle le fera, mais en abaissant ses taux directeurs et/ou, en cas de crise, un véritable QE4 visant à abaisser la courbe des taux !

Si des mesures de mise en oeuvre de la politique monétaire sont bien calibrées et exécutées (et je fais confiance à la New York Fed pour cela), leur impact sur la courbe des taux doit être nul, ou en tout cas réduit / temporaire. La seule partie de la courbe qui doit être impactée est celle qui correspond aux maturités les plus courtes, qui vont revenir dans la fourchette définie par la Fed.

La courbe des taux ne pourrait se déformer que si le marché considérait que la Fed ne va pas être capable de ramener les taux de très court terme dans la fourchette voulue : dans ce cas-là on verrait un "désancrage" (disanchoring) de la courbe, en commençant par les maturités courtes. Ce n’est pas ce qu’on voit, ce qui confirme à mon sens que personne ne parie contre la Fed (et ils ont bien raison…). Si on panique sur Youtube, ce n’est donc pas du tout le cas sur les marchés ;-)

Donc si on exclut ce scénario très improbable d’"échec" de la Fed dans la gestion de la liquidité (ce n’est pas facile d’échouer quand on a des munitions illimitées…), la courbe des taux US reste essentiellement guidée par des facteurs macros, et notamment les anticipations de la politique monétaire de la Fed (son orientation, et non pas son implémentation !) :

a) Quand la courbe des taux est inversée sur des maturités longues, cela suggère que le marché anticipe une politique monétaire plus accommodante sur une période assez longue, c’est-à-dire des anticipations d’une récession assez prolongée.

b) Une récession moins forte ou plus courte peut conduire à une inversion sur la partie courte de la courbe, alors que la partie longue continue d’être croissante.

Perso, s’agissant des USA, je parierais plutôt sur le scénario (b), mais ça fait un bail que je n’ai pas regardé sérieusement la courbe obligataire US et je préfère exprimer ma conviction optimiste pour l’économie US en continuant à investir en actions US, en pariant sur un ralentissement temporaire ou une récession modérée à moyen terme.

S’agissant des T-bills, il faut réfléchir en termes d’offre et de demande : la Fed est une source de demande accrue de T-bills, mais typiquement l’offre (les émissions par le Trésor US) va s’ajuster si les banques ou les autres investisseurs ont une forte demande en T-bills. Et la Fed va éviter d’évincer les banques des T-bills, cruciaux pour leur gestion de leur liquidité. C’est tout l’inverse d’un QE, par lequel la banque centrale évince délibérément les banques et autres investisseurs des segments de marché "sans risque" pour les orienter vers des actifs plus risqués.

Et oui, les banques US sont plutôt en forme (en tout cas davantage que leurs consoeurs européennes). Delamarche, Gave et consorts sont étonnamment discrets sur les bons résultats trimestriels de JPMorgan (dont je suis un actionnaire satisfait) : c’est vrai qu’ils ne collent pas du tout avec leurs histoires de faillite imminente ;-)

Dernière modification par Scipion8 (31/10/2019 15h24)

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[+2]    #15 25/12/2019 18h09

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Bonjour Zeboulon,

1) Non, la démarche actuelle de la Fed n’a pas de lien avec le concept de constructive ambiguity :

- Les banques centrales ont recours au concept d’ambiguïté constructive dans des circonstances particulières, dans lesquelles il est à leur avantage de garder un certain flou sur certains paramètres de leurs actions à venir. Par exemple, il peut être avantageux pour une banque centrale de ne pas révéler (ex ante) quel budget elle entend allouer à une intervention sur le marché des changes (ou un autre marché qu’elle considère dysfonctionnel) : l’incertitude sur les "munitions" de la banque centrale complique les stratégies antagonistes des participants de marché et peut ainsi renforcer l’efficacité de l’intervention de la banque centrale (conduisant ainsi à une moindre consommation de ses munitions).

- Actuellement, la Fed est au contraire (i) transparente sur l’objectif de ses injections de liquidité et (ii) dans une démarche réactive plutôt que proactive.

FOMC statement, Implementation note, 11 décembre 2019 a écrit :

Effective December 12, 2019, the Federal Open Market Committee directs the Desk to undertake open market operations as necessary to maintain the federal funds rate in a target range of 1-1/2 to 1-3/4 percent. In light of recent and expected increases in the Federal Reserve’s non-reserve liabilities, the Committee directs the Desk to continue purchasing Treasury bills at least into the second quarter of 2020 to maintain over time ample reserve balances at or above the level that prevailed in early September 2019. The Committee also directs the Desk to continue conducting term and overnight repurchase agreement operations at least through January 2020 to ensure that the supply of reserves remains ample even during periods of sharp increases in non-reserve liabilities, and to mitigate the risk of money market pressures that could adversely affect policy implementation. In addition, the Committee directs the Desk to conduct overnight reverse repurchase operations (and reverse repurchase operations with maturities of more than one day when necessary to accommodate weekend, holiday, or similar trading conventions) at an offering rate of 1.45 percent, in amounts limited only by the value of Treasury securities held outright in the System Open Market Account that are available for such operations and by a per-counterparty limit of $30 billion per day.

Le communiqué de la Fed apporte donc une transparence totale sur (i) le calendrier des interventions, (ii) leurs objectifs et (iii) les montants engagés. S’agissant de cette question cruciale des "munitions", les montants que la Fed est prête à engager, on voit clairement que la Fed est dans une approche réactive : il n’y a pas de limite quantitative aux interventions - la Fed interviendra autant que nécessaire pour atteindre les objectifs explicités dans le communiqué.

Dans ce genre de situation, la transparence (et non l’incertitude) est à l’avantage de la banque centrale : la Fed communique aux participants de marché (en particulier aux banques) qu’elle interviendra autant que nécessaire pour assurer un bon fonctionnement du marché monétaire - donc une bonne transmission de sa politique monétaire. Cette certitude "ancre" les anticipations des participants de marché sur une relative stabilité des taux sur le marché monétaire - ce qui devrait a priori permettre de réduire le montant d’intervention de la Fed.

La banque centrale doit savoir identifier les situations dans lesquelles la transparence ou bien l’ambiguïté est à son avantage, et ajuster sa communication en conséquence. Quand on parle d’ambiguïté constructive (un concept davantage utilisé par la BCE que par la Fed), il s’agit d’un concept ex ante (avant ou pendant l’intervention) ; ex post la banque centrale, institution publique sous contrôle démocratique, doit être transparente. La règle est donc la transparence, sauf exception justifiée par le mandat et les objectifs de la banque centrale.

2) Oui, le parallèle avec les actions de la Fed pour le passage à l’an 2000 a une certaine pertinence.

Dans les 2 cas, la Fed est confrontée à une incertitude sur les besoins de liquidité de précaution des banques :

- En 2000, on pouvait penser que les banques, face à des incertitudes sur l’effet du passage à l’an 2000 sur leurs systèmes informatiques, pouvaient avoir une préférence plus marquée que d’habitude pour une gestion conservatrice de leur liquidité = la constitution de réserves de précaution.

- Actuellement, il semble que les effets d’hystérèse (permanents) de la grande crise de 2008-2009 et le nouvel environnement réglementaire (Liquidity Coverage Ratio etc.) aient considérablement augmenté les besoins de liquidité de précaution des banques américaines, par rapport à la situation pré-2007. Il y a manifestement une certaine incertitude sur le volume de ce besoin de liquidité de précaution : quand le portefeuille de QE de la Fed, par la maturité naturelle de ses obligations et MBS, réduit la liquidité globale du système bancaire US en-dessous d’un certain niveau, les taux sur le marché monétaire s’envolent.

La Fed (selon ma compréhension) est actuellement dans une démarche d’évaluation de la nouvelle fonction de réaction du marché monétaire US = l’évolution des taux du marché monétaire selon la liquidité excédentaire globale. Cette fonction est particulièrement complexe et constamment changeante. Ce n’est pas un exercice facile pour des marchés développés avec des systèmes bancaires complexes comme les USA, où l’on considérait avant crise qu’il n’y avait pas besoin de réserves de précaution car le marché monétaire fonctionnait parfaitement.

Pour info, ce genre de travail est beaucoup plus habituel dans des marchés émergents (comme ceux où je travaille), où chaque banque cible un certain niveau de liquidités de précaution : j’aide les banques centrales à évaluer ces besoins individuels de liquidités de précaution (je discute avec l’ensemble des trésoriers de la place), et nous en tenons compte dans la gestion de la liquidité. C’est maintenant un travail que les banques centrales dans les pays développés comme aux USA ou en Europe doivent aussi faire.

A nouveau, il est à mon avis vain de croire que les interventions de la Fed sont dues à des problèmes du côté des emprunteurs. La clef se situe du côté des prêteurs, qui pour diverses raisons (notamment réglementaires, réputationnelles etc.), ont une gestion de la liquidité beaucoup plus conservatrice qu’avant crise.

On peut faire le parallèle avec des particuliers qui voudraient garder plus ou moins de liquidités de précaution : ce besoin de liquidité de précaution est très différent selon les individus, et peut changer au cours du temps ; c’est la même chose pour les banques.

Dernière modification par Scipion8 (25/12/2019 18h27)

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Favoris 1   [+12]    #16 06/05/2020 09h51

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Hier la Cour constitutionnelle allemande a pris une décision lourde de sens, et dont la portée est à mon avis très largement sous-estimée par les marchés :

- la Cour de Karlsruhe a, pour la première fois, rejeté un arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) validant la légalité du programme d’achats d’obligations souveraines (PSPP, Public Securities Purchase Programme) de la BCE en décembre 2018

- la Cour de Karlsruhe ne permet à la Bundesbank de continuer à participer au PSPP que si, dans les 3 mois, la BCE fournit une justification de la proportionnalité du PSPP aux objectifs de stabilité monétaire de la BCE

- pour justifier ce jugement, la Cour mentionne notamment le fait que le QE de la BCE a des effets "économiques et sociaux" allant bien au-delà de la stricte question de la stabilité des prix (le mandat de la BCE)

[La presse économique française ne comprend pas grand’ chose à ces sujets, comme d’habitude. Je conseille aux germanophones de remonter à la source de la presse allemande, évidemment beaucoup plus précise, par exemple ici. Pour les anglophones, ce résumé du FT me semble correct.]

Ce jugement a potentiellement des implications très lourdes sur les plans juridique, politique et économique - avec des effets à moyen terme importants pour nous autres investisseurs.

1) Sur le plan juridique : (je précise que je ne suis pas juriste donc ces points sont à prendre avec des pincettes, même si j’ai participé à la défense réussie de la BCE d’un autre programme d’achat d’obligations souveraines de la BCE, les OMT (Outright Monetary Transactions) en 2013-2014, devant la Cour de Karlsruhe puis la CJUE)

La décision de la Cour de Karlsruhe pose 2 problèmes de fond sur le plan juridique :

a) elle remet en question la primauté du droit européen et des décisions de la CJUE, pour la première fois en Allemagne : évidemment, la réaction immédiate de la Commission européenne et de la BCE (ci-dessous) a été de rappeler la primauté de la CJUE, seule cour compétente pour juger de la légalité ou non des mesures de la BCE. La critique exprimée par la Cour de Karlsruhe à l’encontre du jugement prononcé par la CJUE en décembre 2018, validant le PSPP, est virulente et franchement surprenante : elle remet en cause le caractère impartial de l’analyse de la CJUE.

b) la Cour de Karlsruhe donne une injonction claire à la BCE (on pourrait presque parler d’ultimatum ou de chantage) : la BCE doit fournir une justification de la "proportionnalité" du PSPP (qui a pourtant été largement expliqué par Draghi puis par Lagarde, sans parler de la multitude de discours et analyses fournis par la BCE sur le sujet), sinon la Bundesbank ne pourra plus y participer. Si chacune des cours constitutionnelles des 19 pays de la zone euro faisait la même chose - donner des injonctions à une institution européenne et faire du chantage - où irait-on ? La BCE n’a pas (encore) soulevé cet argument juridique, mais à mon avis (de non-juriste), l’Article 130 du Traité sur le fonctionnement de l’UE empêche la BCE ainsi que la Bundesbank de donner suite à l’injonction de la Cour de Karlsruhe, pas plus qu’à une injonction de tout autre organisme ou de tout gouvernement de la zone euro. Seule la CJUE peut se prononcer sur la légalité des mesures de la BCE.

Article 130 du Traité de fonctionnement de l’Union européenne a écrit :

Dans l’exercice des pouvoirs et dans l’accomplissement des missions et des devoirs qui leur ont été conférés par les traités et les statuts du SEBC et de la BCE, ni la Banque centrale européenne, ni une banque centrale nationale, ni un membre quelconque de leurs organes de décision ne peuvent solliciter ni accepter des instructions des institutions, organes ou organismes de l’Union, des gouvernements des États membres ou de tout autre organisme. Les institutions, organes ou organismes de l’Union ainsi que les gouvernements des États membres s’engagent à respecter ce principe et à ne pas chercher à influencer les membres des organes de décision de la Banque centrale européenne ou des banques centrales nationales dans l’accomplissement de leurs missions.

De façon ironique, alors que la Cour de Karlsruhe s’inquiète d’une menace sur l’indépendance de la BCE du fait d’un risque de détournement de sa politique monétaire par les gouvernements des pays endettés, c’est elle qui fait aujourd’hui peser la menace la plus grave sur cette indépendance, en osant donner des injonctions à la BCE au mépris du droit européen…

2) Sur le plan politique : la décision de la Cour de Karlsruhe pose plusieurs problèmes politiques majeurs :

a) L’Allemagne souhaite-t-elle continuer à faire partie de l’UE ou non ? Il ne s’agit pas simplement de la zone euro et de la BCE : le fait que la Cour de Karlsruhe, pour la première fois, rejette un arrêt de la CJUE remet en cause la hiérarchie des normes, et, fondamentalement, l’acceptation par l’Allemagne des normes communes inscrites dans les Traités européens. A nouveau : si chaque Etat de l’UE se permettait ce genre de fantaisies, on pourrait mettre une date de péremption assez rapprochée sur l’UE (et a fortiori l’euro). Ayant vécu 10 ans en Allemagne, j’ai pu sentir beaucoup de mes collègues allemands et, plus largement, l’opinion publique allemande, partagée entre (i) un sentiment européen fort et profond et (ii) l’atavisme allemand (pour dire les choses simplement : "on est les meilleurs, on est uniques, les autres ne sont pas sérieux, on ne peut pas leur faire confiance" - chose que très peu d’Allemands diraient ouvertement, mais que beaucoup, voire la plupart, ressentent). J’ai écouté attentivement la réaction de Berlin (le Ministre des Finances Olaf Scholz) à la décision de la Cour de Karlsruhe : clairement il est en mode "damage control", en insistant sur tout ce qui peut limiter la portée et les dégâts de cette décision : le fait que la décision ne concerne que le PSPP et non pas le nouveau PEPP (Pandemic Emergency Purchase Programme, PEPP) de la BCE, le fait que pendant les 3 prochains mois la BCE/la Bundesbank devraient pouvoir trouver une solution etc., mais à mon avis Berlin/Merkel doit être très embêtée par cette décision (à moins qu’il ne s’agisse d’un plan machiavélique pour faire pression sur les partenaires européens, mais connaissant l’indépendance de la Cour de Karlsruhe vis-à-vis de la Chancellerie, je n’y crois pas du tout). En tout cas, il va bien falloir que le peuple allemand finisse par trancher clairement entre son sentiment européen (sincère) et son égoïsme atavique.

b) S’oriente-t-on vers une Europe "à la carte" ? La décision de la Cour de Karlsruhe marque peut-être le début d’une évolution vers une Europe à la carte, où les cours constitutionnelles nationales feraient le "tri" dans les décisions des institutions européennes et dans les arrêts de la CJUE, pour décider ce qui peut être appliqué ou non au niveau de chaque pays. Evidemment, ce serait en contradiction profonde avec l’ambition européenne initiale, mais si c’est la volonté démocratique, alors c’est une évolution à envisager peut-être. Perso, je pense que cela sonnerait le glas de l’UE, à plus ou moins long-terme. En tout cas, sur le plan de la monnaie (un sujet sérieux), on ne peut pas se permettre ce genre de fantaisies, qui condamnerait la crédibilité et l’efficacité de la banque centrale, donc la stabilité de sa monnaie.

c) La forme de la solidarité européenne doit-elle être monétaire ou budgétaire ? Si jamais, en raison de cette décision de la Cour de Karlsruhe, l’efficacité de la politique monétaire de la BCE était compromise, alors il faudrait sans doute (si l’on veut continuer à réfléchir comme Européens et non selon les égoïsmes nationaux) renforcer les mécanismes budgétaires de solidarité, comme les Corona-bonds actuellement en discussion… et fortement rejetés par Berlin. Là encore, la Cour de Karlsruhe a joliment savonné la planche de Merkel, au pire moment.

3) Sur le plan économique :

a) Le fait que la BCE ait réagi très rapidement à la décision de la Cour de Karlsruhe, en convoquant en urgence (le jour même, hier à 18h) une réunion du Conseil des Gouverneurs, démontre à mon sens à la fois l’importance que la BCE accorde à cet événement, et aussi le fait que la BCE a été probablement très surprise (comme moi) de cette décision très éloignée du respect habituel de la Cour de Karlsruhe pour le droit européen.

Le communiqué de la BCE reflète bien la seule réaction possible : la BCE respecte son mandat et agit sous le contrôle juridique de la seule CJUE :

BCE (5 mai 2020) a écrit :

The Governing Council received a preliminary briefing by the governor of the Bundesbank and by the legal department of the European Central Bank (ECB). The ECB takes note of today’s judgment by the German Federal Constitutional Court regarding the Public Sector Purchase Programme (PSPP).

The Governing Council remains fully committed to doing everything necessary within its mandate to ensure that inflation rises to levels consistent with its medium-term aim and that the monetary policy action taken in pursuit of the objective of maintaining price stability is transmitted to all parts of the economy and to all jurisdictions of the euro area.

The Court of Justice of the European Union ruled in December 2018 that the ECB is acting within its price stability mandate.

b) A mon sens, la BCE ne peut accepter l’injonction de la Cour de Karlsruhe : ce serait une violation de son mandat (Article 130 du Traité). Accepter une telle injonction en violation du droit européen, et même simplement fournir des explications complémentaires sur le QE (ce pour quoi la BCE a évidemment toute l’expertise nécessaire), créerait un précédent encourageant de futures atteintes à l’indépendance de la BCE par des autorités nationales. Si mon analyse juridique/politique est correcte, il y a donc un risque non négligeable que la BCE ne prenne aucune mesure, ne fasse aucune autre communication, sur ce sujet, dans les 3 prochains mois. La Bundesbank serait alors dans la situation très inconfortable de (i) devoir "désobéir" à sa Cour constitutionnelle (peut-être en s’abritant elle aussi derrière l’Article 130 ?) (Scénario 1) ou (ii) "trahir" son appartenance à l’Eurosystème et considérablement gêner son gouvernement (Scénario 2). Dans les 2 cas, ce serait très perturbant pour la zone euro.

c) Un scénario plus raisonnable (Scénario 3), sur lequel semble vouloir s’orienter Jens Weidmann, Président de la Bundesbank, serait de renforcer la "marge de sécurité" du QE de la BCE vis-à-vis d’un risque de violation de l’interdiction du financement monétaire des Etats (Article 123 du Traité). Il pourrait s’agir par exemple de définir plus strictement les conditions d’activation du QE, de restaurer la limite (récemment suspendue par la BCE) de 33% de détention d’une obligation souveraine, voire d’inclure une conditionnalité sur la politique budgétaire dans le cadre du QE (à l’image de ce qui est fait pour un autre programme de la BCE, les OMT). En ce sens, la décision de la Cour de Karlsruhe pourrait renforcer la position de la Bundesbank dans ses discussions très difficiles avec ses partenaires de l’Eurosystème, sur la définition du QE. Mais dans tous les cas, cela limiterait l’efficacité du QE de la BCE, déjà bien contrainte par rapport à celui de la Fed.

d) Un autre scénario serait celui du "jeu du chat et de la souris" (Scénario 4), entre la BCE et la Cour Constitutionnelle allemande - un scénario que semble privilégier Berlin : si Karlsruhe veut contraindre le PSPP, pas de problème, la BCE peut arrêter le PSPP et renforcer le PEPP. Et si la Cour de Karlsruhe est saisie sur le PEPP, et bien le jour venu la BCE pourrait lancer un autre programme… Franchement cela ne serait pas très sérieux, mais à idiot, idiot et demi… En tout cas cela créerait une perturbation néfaste à l’efficacité de la BCE.

Conclusions pour l’investisseur :

a) Les prochaines semaines devraient donner des indications sur le scénario qui va se matérialiser finalement. Perso, mes probabilités pour ces différents scénarios seraient :
- 5% pour le Scénario 1 : j’ai du mal à envisager que la Bundesbank puisse désobéir à la Cour de Karlsruhe
- 30% pour le Scénario 2 : une évolution vers une Europe à la carte, une fragilisation majeure de tout l’édifice européen
- 50% pour le Scénario 3 : pas de gros clash mais une diminution de la puissance de feu, donc de l’efficacité de la BCE… qui laisserait par ailleurs des traces dans les relations entre l’Allemagne et ses partenaires
- 15% pour le Scénario 4 : on se lancerait dans des années d’arguties technico-juridiques : très sous-optimal à mon sens, mais finalement assez conforme à la tradition européenne

b) Aucun de ces scénarios n’est souhaitable : tous auront des effets néfastes sur l’économie européenne - mais beaucoup plus marqués pour le Scénario 2 que pour les Scénarios 3 et 4. La simple possibilité du Scénario 2 justifie à mon sens un arrêt pur et simple de mes investissements dans la zone euro, car ce scénario pourrait être le début d’un éclatement de la zone euro et de l’UE. Par conséquent je vais désormais orienter tous mes flux d’épargne vers les USA et les pays émergents (ce que je devais faire de toute façon pour rééquilibrer mon portefeuille). Si le Scénario 2 se concrétise, je réfléchirai à une liquidation partielle de mes portefeuilles français et européen - c’est juste un risque inacceptable pour un investisseur, alors que des opportunités de croissance plus grande existent ailleurs.

c) L’effet sur le cours de change de l’euro est ambigu : le Scénario 3 pourrait conduire à une appréciation de l’euro, car la limitation de la puissance de feu de la BCE alors que la Fed n’a pas de contrainte sur son QE pourrait conduire à une dépréciation du dollar face à l’euro. En revanche, le Scénario 2 pourrait être très défavorable à l’euro.

Désolé pour le pavé, mais à mon avis, on va entendre parler de cette histoire ces prochains mois, et cela pourrait avoir un gros impact de marché même si cela n’a pas été le cas hier (à tort, à mon avis).

Dernière modification par Scipion8 (06/05/2020 10h00)

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Favoris 1   [+2]    #17 12/05/2020 20h12

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@Brisepif : je vous confirme absolument qu’il s’agissait du dernier jugement d’Andreas Vosskuhle, Président de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, dont le mandat s’est achevé le 6 mai 2020 : le lendemain de la décision ! Après moi, le déluge… C’est totalement irresponsable de prendre une décision aussi importante en toute hâte. Ce monsieur voulait peut-être faire du buzz sur sa personne avant de disparaître sous la poussière.

En revanche, je reconnais bien volontiers que le fait que la décision ait été prise par une large majorité des juges (7 voix contre 1) en fait un sujet qui dépasse la personne de M. Vosskuhle, et pose donc un problème politique pour l’Allemagne. Cette décision de la cour de Karlsruhe est une violation caractérisée non seulement du droit européen, mais aussi des engagements de l’Allemagne vis-à-vis de ses partenaires européens.

Cette question doit donc à mon sens être tranchée sur le plan politique et démocratique : par les urnes. L’Allemagne respecte-t-elle ses engagements européens ou veut-elle faire son chemin toute seule ? Faire preuve de "recul historique", c’est comprendre que chaque fois que l’Allemagne a fait le choix de l’isolement et de l’exceptionnalisme ("les règles c’est pour les autres, pas pour l’Allemagne"), ça c’est terminé en drame pour l’Europe.

Faire preuve de "recul historique", c’est aussi comprendre ce que sont l’UE et les institutions européennes : des instruments pour éviter une relégation des pays européens dans l’insignifiance, et surtout des instruments pour la France pour continuer à être influente et maîtresse de son destin, pour continuer à être un grand pays malgré son poids démographique, économique et politique déclinant à l’échelle du monde. C’est ainsi que De Gaulle voyait le projet européen : il n’a jamais souhaité une France isolée, autarcique, une Suisse juste un peu plus grande (no offence pour nos amis suisses). L’Europe est un instrument de puissance et d’influence pour la France.

Comme les petits enfants, M. Gave croit en l’existence de "méchants" (en l’occurrence "Bruxelles", les méchants fonctionnaires européens, des élites hostiles au peuple etc.). Mais la réalité, c’est que les institutions européennes (notamment la BCE) sont des lieux sinon d’affrontement, du moins de synthèse et de compromis entre des intérêts nationaux parfois divergents. Depuis la création de l’euro, toutes les décisions essentielles de la BCE ont été prises avec l’aval des représentants français au Conseil des Gouverneurs - car la France est le barycentre politique et économique de l’Europe, capable d’emporter la plupart des décisions grâce à sa relation privilégiée avec l’Allemagne, ou bien de coaliser autour d’elle ses voisins latins quand nos intérêts divergent de ceux de l’Allemagne. En pratique, aucune décision essentielle de "Bruxelles" n’est prise sans l’accord de la France - seul pays avec ce privilège.

Qu’un Français se réjouisse de l’affaiblissement du principal instrument de l’influence française en Europe et dans le monde est d’une stupidité sans nom. Mais avec M. Gave, on a l’habitude.

Dernière modification par Scipion8 (12/05/2020 20h16)

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[+2]    #18 12/05/2020 22h10

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Scipion8 a écrit :

Faire preuve de "recul historique", c’est aussi comprendre ce que sont l’UE et les institutions européennes : des instruments pour éviter une relégation des pays européens dans l’insignifiance, et surtout des instruments pour la France pour continuer à être influente et maîtresse de son destin, pour continuer à être un grand pays malgré son poids démographique, économique et politique déclinant à l’échelle du monde. C’est ainsi que De Gaulle voyait le projet européen : il n’a jamais souhaité une France isolée, autarcique, une Suisse juste un peu plus grande (no offence pour nos amis suisses). L’Europe est un instrument de puissance et d’influence pour la France.

C’est faire preuve d’une grande liberté avec l’Histoire que de prétendre que l’Europe actuelle serait conforme au projet européen Gaulliste. Il a toujours plaidé auprès de ses partenaires pour une Europe des Nations au sein de laquelle la part de supranationalité serait limitée, à peu près le contraire d’aujourd’hui donc.

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[+3]    #19 14/05/2020 12h15

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@Spotlight : Ce n’est pas la BCE qui menace l’Allemagne d’une procédure en infraction, mais la Commission européenne (dans son rôle de gardienne des Traités), par la voix de sa présidente allemande, Ursula von der Leyen.

La BCE s’est contentée d’envoyer paître la Cour de Karlsruhe de rappeler qu’elle est sous la seule autorité juridique de la Cour de justice de l’UE (qui a validé son QE en décembre 2018), et qu’elle continuera à agir strictement selon son mandat : maintenir la stabilité des prix.

A mon avis, il n’y a rien d’autre à attendre de la BCE : toute communication ou mesure particulière répondant aux injonctions illégales (en droit européen) de la Cour de Karlsruhe pourrait être perçue comme compromettant l’indépendance de la BCE (qui n’est pas seulement un droit pour la BCE, mais surtout une obligation). Une option envisagée est d’autoriser la Bundesbank à transmettre à la Cour de Karlsruhe les minutes (en version détaillée) des discussions du Conseil des Gouverneurs sur le QE, afin de démontrer qu’il s’agit évidemment d’une mesure proportionnelle à la menace de déflation en zone euro.

Donc désormais c’est essentiellement un problème à régler pour les Allemands : il va falloir qu’ils éclaircissent la décision de la Cour de Karlsruhe, ou ils auront une procédure d’infraction sur le dos.

Hier, Angela Merkel, qui ne peut évidemment contredire frontalement sa cour constitutionnelle, a déclaré qu’il fallait "agir de façon sage et responsable pour que l’euro puisse continuer à exister, et pour que la Bundesbank puisse participer aux activités de la BCE", donc je pense qu’elle travaille à une solution de compromis avec la Bundesbank, pour éviter toute interruption du QE (ou la non-participation de la Bundesbank).

Perso, mon interprétation des déclarations dans la presse du juge de la Cour de Karlsruhe Peter Huber (de façon inhabituelle pour un juge constitutionnel) est qu’il se désole que le jugement ait été récupéré par le camp anti-européen ("wir haben Applaus von der falschen Seite bekommen"), que la Cour de Karlsruhe veut éviter une confrontation avec la CJUE (EuGH en allemand) ("wir wollen also mehr EuGH, wir wollen, dass er seinen Job besser macht"), qu’elle craint une procédure en infraction ("das würde die Sache eskalieren, ohne dass die Bundesregierung adäquat antworten könnte"), et qu’elle souhaite désormais simplement limiter les dégâts et voir quelques-un de ses arguments retenus ("das Vernünftigste wäre, den Ball flach zu halten und zu überlegen, ob unser Urteil nicht doch ein paar richtige Punkte enthält").

Bref, en une semaine, les juges de Karlsruhe ont déjà bien changé de t*on et je pense que tout le monde côté allemand (Merkel, la Bundesbank et la Cour de Karlsruhe) va travailler à une solution de compromis pour ne pas mettre en danger la BCE / l’euro au moment où on traverse une crise économique sévère, et pour éviter une procédure en infraction, sans perdre la face. Sur ce dernier point, à mon avis, ce n’est pas gagné ;-)

Dernière modification par Scipion8 (14/05/2020 12h17)

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Favoris 2   [+2]    #20 14/05/2020 20h24

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Comme son nom l’indique, l’objectif d’un programme de QE est quantitatif : comme elle ne peut plus baisser son taux directeur (= le prix de référence de la monnaie), la banque centrale veut (et doit !) augmenter la masse monétaire (= la quantité de monnaie) d’un certain montant (ou pourcentage), afin d’éviter une déflation.

La BCE décide donc d’augmenter son bilan de XXX milliards €, sur la base d’estimations par ses économistes qu’une augmentation de X milliards € de la masse monétaire va conduire à une augmentation de Y% de l’inflation.

Ensuite, il faut décider ce que l’on va acheter pour atteindre ce "budget" cible de XXX milliards €. En théorie, la banque centrale peut acheter n’importe quel actif (l’important n’est pas d’acheter tel ou tel actif, mais d’injecter les XXX milliards €). En pratique, la BCE a des contraintes juridiques et techniques, elle ne peut (actuellement) acheter que certaines classes d’actifs.

Mais, et c’est un point crucial, les achats de la BCE dans chaque classe d’actifs auront nécessairement des effets secondaires, parfois néfastes, sur le fonctionnement de ces marchés.

Les classes d’actifs éligibles pour la BCE :

a) Les obligations souveraines ont 2 avantages majeurs : leur (relative) sécurité et leur grande liquidité : cela permet à la banque centrale d’atteindre rapidement des volumes importants sans trop perturber le fonctionnement de ce marché. C’est la raison pour laquelle les obligations souveraines constituent le coeur de la plupart des programmes de QE (Fed, BoJ, BCE etc.). Mais la monétisation de la dette publique qui en résulte peut réduire les incitations à une politique budgétaire responsable pour les autorités budgétaires.

b) Les obligations corporate investment grade (= de bonne qualité) permettent de diversifier le portefeuille de QE mais ont le gros inconvénient d’être un marché assez étroit dans la zone euro : en achetant des obligations corporate IG, la BCE peut réduire la liquidité de ce marché et évincer des investisseurs privés.

c) Les asset-backed securities (ABS) permettent d’acheter sous-forme titrisée des paniers très diversifiés de créances bancaires. Mais depuis la crise de 2008-2009 c’est un marché illiquide et étroit dans la zone euro. La BCE ne peut y acheter que des volumes assez réduits.

d) Les obligations foncières (covered bonds) sont des produits qui, par leur structure (sécurisation par des actifs de qualité), sont sûrs et très appréciés par la BCE. Mais c’est un marché assez étroit et aussi limité à quelques pays de la zone euro.

Les classes d’actifs (actuellement) inéligibles pour la BCE :

e) Les obligations corporate high yield permettraient d’élargir le champ d’intervention de la BCE, mais elles sont évidemment plus risquées que les obligations corporate IG, et à nouveau en Europe c’est un marché plus réduit qu’aux USA.

f) Les actions sont des actifs risqués, et des achats directs par la banque centrale posent des problèmes complexes de sélection et de gouvernance (très compliqué pour une banque centrale de devoir voter aux AG, par exemple). Ces problèmes peuvent être résolus en partis par des ETF - c’est ainsi que la BoJ a pu élargir son QE aux actions. Mais j’imagine déjà les complaintes sur l’UE devant "soviétique" si la BCE se mettait à acheter des actions…

g) L’immobilier est un marché très large (avantage majeur), et des foncières / REITs permettent de diversifier facilement un portefeuille immobilier (la BoJ inclut les REITs dans son QE). Mais des interventions directes de la banque centrale dans ce marché accroîtraient les risques de bulle immobilière dans certains pays de la zone euro…

Je mentionne une dernière classe d’actifs, qui est "éligible" aux achats de la BCE, mais très particulière :

h) Les actifs étrangers (obligations, actions, voire immo) ont l’avantage d’être largement disponibles et d’"externaliser" les effets secondaires du QE dans d’autres pays… La Banque Nationale de Suisse a ainsi acheté des actifs étrangers (notamment des actions) à tour de bras pour contrer la menace déflationniste en Suisse. Mais il s’agirait alors de politique de change, d’une tentative délibérée de la BCE de déprécier l’euro (afin de soutenir les exportateurs européens et d’importer un peu d’inflation). La Fed et la BoJ (entre autres) ne laisseraient pas de tels achats à grande échelle dans leurs marchés sans réponse : elles pourraient alors se mettre à acheter des actifs européens pour compenser l’effet des achats d’actifs US et japonais par la BCE… Bref, ce ne serait pas constructif et ce n’est pas vraiment une option envisageable actuellement pour la BCE.

Quand l’on considère ainsi l’ensemble des classes d’actifs (éligibles ou non), avec toutes leurs contraintes et limites spécifiques, on conclut qu’un QE de grande ampleur doit nécessairement comprendre un large volet d’achats d’obligations souveraines - le marché le plus liquide, le plus vaste, et celui où il est opérationnellement le plus simple d’intervenir, dans la zone euro. La monétisation partielle de la dette publique dans la zone euro est donc une conséquence mécanique de l’élargissement du QE (et non son objectif !).

La position constante de la BCE est de réclamer sinon une union budgétaire et fiscale (ce qui serait un pas majeur vers une Europe fédérale), du moins un strict respect et un renforcement des critères communs de discipline budgétaire. On en est très loin, évidemment.

Ainsi, les reproches faits à la BCE (la politique monétaire) par la Cour de Karlsruhe sont le résultat d’insuffisances du cadre budgétaire européen. C’est ce qu’a bien compris Mme Merkel, quand elle a dit hier que ce jugement devrait conduire à une intégration économique plus poussée dans la zone euro.

Dernière modification par Scipion8 (14/05/2020 20h27)

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[+4]    #21 03/07/2021 01h23

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@Green / Alpins :

1) Une banque centrale ne prête que contre des actifs éligibles fournis en garantie par ses contreparties (typiquement des banques) : du "collatéral".

2 raisons essentielles pour lesquelles une banque centrale ne prête que contre des actifs éligibles fournis en garantie :

a) Il s’agit de protéger le bilan de la banque centrale : toute perte essuyée par la banque centrale réduirait ses fonds propres, qui sont habituellement modestes en comparaison des énormes volumes d’actifs détenus (par exemple via les QE) et de prêts au système bancaire. Une banque centrale peut indéfiniment fonctionner avec des capitaux négatifs (c’est la seule entité de ce type), mais la doxa dominante recommande un niveau minimum de capitalisation de la banque centrale, qui contribuerait à sa crédibilité dans ses différents mandats (politique monétaire, stabilité financière, émission fiduciaire etc.).

b) Il s’agit de réduire l’aléa moral des contreparties (les banques) : une banque qui a emprunté massivement auprès de la banque centrale sera naturellement plus encline à rembourser la banque centrale en temps et en heure si elle est forcée de mobiliser un volume suffisant d’actifs en garantie. Le collatéral demandé par la banque centrale contribue ainsi à une bonne discipline de marché.

La banque centrale définit les règles d’éligibilité des actifs admissibles en garantie, ainsi que les mesures de contrôle des risques sur ces actifs : décotes (haircuts : si l’actif vaut 100, il ne donne pas droit à emprunter 100 auprès de la banque centrale, mais 100*(1-x)), sur-collatéralisation, limites de concentration etc.

L’ensemble de ces règles constitue le "cadre de collatéral" de la banque centrale. (C’est l’une de mes spécialités professionnelles : je suis chargé de vérifier que les banques centrales appliquent des règles suffisamment prudentes, et de leur conseiller de resserrer les boulons si nécessaire.)

Pour ceux que ce sujet assez technique mais crucial intéresse, mes collègues de la BCE ont publié un Occasional Paper qui donne une bonne vue d’ensemble.

2) Plusieurs considérations, plus ou moins ambitieuses, justifient un intérêt des banques centrales pour le "verdissement" de leurs politiques et de leurs bilans :

a) Le 1er niveau, le moins ambitieux, c’est un "verdissement" des activités des banques centrales comme vecteur de communication en direction du public, à l’image du "greenwashing" réalisé par de nombreuses entreprises privées.

b) Le 2e niveau, déjà plus sérieux, c’est la prise en compte des risques climatiques pour les banques centrales. Le changement climatique présente potentiellement de nombreux risques pour les banques centrales :

- Il peut modifier le profil de risques des actifs pris en garantie (collatéral) ou achetés (par exemple dans le cadre du QE) par la banque centrale. Un objectif de protection du bilan de la banque centrale peut donc justifier sa prise en compte, par exemple dans la définition des règles sur le collatéral ou du périmètre des QE.

- Il présente aussi des risques pour la stabilité monétaire et financière : par exemple, le changement climatique pourrait causer une plus grande volatilité des prix des matières premières, qui pourrait éventuellement déstabiliser les anticipations d’inflation des agents économiques et leurs comportements de consommation.

c) Le 3e niveau, très ambitieux, c’est de réfléchir à la contribution possible des banques centrales à la lutte contre le changement climatique. Il ne s’agit pas ici non seulement d’ajuster les politiques des banques centrales en fonction des risques climatiques, mais de leur donner un rôle actif dans la lutte contre le changement climatique.

Le 2e niveau fait actuellement l’objet d’un certain consensus parmi les banques centrales, qui coopèrent sur ces sujets au sein du NGFS (Network for Greening the Financial System - j’y contribue).

Si ces sujets vous intéressent, vous pouvez consulter le site du NGFS, où beaucoup de travaux sont publiés, par exemple ce rapport sur les adaptations possibles des opérations des banques centrales au contexte de risque climatique.

Le 3e niveau, beaucoup plus ambitieux, ne fait pas l’objet d’un consensus pour le moment. La vision "orthodoxe", c’est que la banque centrale doit se focaliser sur ses mandats cruciaux de maintien de la stabilité monétaire et financière, et qu’ajouter un autre mandat sur la lutte contre le changement climatique pourrait potentiellement troubler ses mandats primaires, voire compromettre son indépendance.

De ce point de vue, la réflexion actuelle des banques centrales tourne autour de l’idée de contribuer à la lutte contre le changement climatique, mais sans mettre en péril les mandats primaires (stabilité monétaire et financière). C’est un sujet complexe, qui alimente des débats assez animés (par exemple au sein de l’Eurosystème).

3) De nombreuses options existent pour "verdir" les politiques et les bilans des banques centrales, par exemple :

- intégrer l’objectif de lutte contre le changement climatique au mandat de la banque centrale

- verdir les portefeuilles d’investissement des banques centrales (portefeuilles en devise nationale et réserves de change), via des investissements ESG (la BRI vient par exemple de mettre en place un fonds "vert" à destination des banques centrales)

- verdir les portefeuilles de politique monétaire (QE) en surpondérant l’allocation dédiée aux actifs "verts" / ESG (par exemple les "green bonds" dont la France est le premier émetteur mondial)

- adoucir les mesures de contrôle des risques (par exemple les décotes) pour les actifs "verts"

- alourdir les mesures de contrôle des risques (par exemple les décotes) pour les actifs "bruns"

- mesurer "l’alignement climatique" des "pools" de collatéral (= l’ensemble des actifs mobilisés par une banque auprès de la banque centrale) et ajuster en conséquence les mesures globales de contrôle des risques (par exemple surcollatéralisation) et/ou les taux de refinancement

- mettre en place des opérations de refinancement ciblées avec une limitation des actifs éligibles aux actifs "verts", ou bien une participation maximale pour chaque banque fixée selon sa détention d’actifs "verts" ("green TLTRO")

etc. La liste est longue et les modalités techniques potentiellement infinies.

Beaucoup de ces mesures auraient des effets indésirables : par exemple un adoucissement excessif des mesures de contrôle des risques sur les actifs "verts" serait une violation du principe de "neutralité des risques" (= le fait que ces mesures doivent normalement refléter uniquement les risques objectifs sur les actifs, et pas d’autres considérations) et exposerait potentiellement la banque centrale à un risque financier.

De même, une surpondération excessive des QE sur les actifs "verts" serait une violation du principe de "neutralité de marché" et pourrait nuire à la liquidité de ces segments de marché.

Bref, c’est une discussion complexe, à la fois politiquement et techniquement, qui alimente beaucoup de travaux des banques centrales en ce moment.

Dernière modification par Scipion8 (03/07/2021 02h05)

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Favoris 4   [+2]    #22 16/01/2022 22h45

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@Frcclair : Je pense qu’il y a un profond malentendu sur la nature de l’inflation et, dans ce contexte, sur le rôle de la parole des banques centrales.

Prévoir l’inflation future, ce n’est pas comme prévoir la météo - car l’inflation future dépend essentiellement des perceptions et anticipations du corps social : des facteurs endogènes à la population, et non des facteurs exogènes (même si des facteurs exogènes peuvent aussi jouer : si nous découvrons demain d’énormes réserves de pétrole, cela va jouer sur les prix du pétrole, donc, a priori, sur l’inflation anticipée, donc sur l’inflation).

Posez-vous la question : Pourquoi attachez-vous un prix, une valeur, aux bouts de papier dans votre portefeuille ? Par quel prodige pensez-vous que ces bouts de papier ont la moindre valeur ? Qu’est-ce qui fait qu’à votre niveau personnel vous pensez que ces bouts de papier signés par Mme Lagarde garderont une certaine valeur dans un an, ou dans 10 ans ? Vous voyez bien qu’à votre échelle personnelle, la perception de la "valeur" de la monnaie fiduciaire est bien une affaire de perceptions (vous attachez sans doute, comme moi et la majorité des gens, une valeur aux billets signés par Mme Lagarde, mais d’autres personnes y voient de la fausse monnaie et préfèrent l’or, supposé être la seule "vraie monnaie"), d’anticipations (notamment sur la capacité de la BCE à faire correctement son travail à l’avenir), de psychologie.

Posez-vous une autre question : Quel rythme annuel de dépréciation, en termes réels (c’est-à-dire en termes de pouvoir d’achat de "choses"), anticipez-vous pour les billets € dans votre portefeuille ? Là encore, ce sont bien vos perceptions, vos anticipations, votre psychologie qui vont déterminer votre réponse : peut-être allez-vous répondre 2% (c’est la réponse "idéale" que souhaite ancrer la BCE), peut-être 5% (si vous vous alarmez de la hausse actuelle des prix sur votre panier hebdomadaire), peut-être 10% (si vous doutez de la compétence de Mme Lagarde). Au Japon une large partie de la population répond 0%, et il est bien difficile pour la BoJ de lui faire changer d’avis (car ces perceptions sont très enracinées après des années de déflation). En Argentine une large partie de la population répond 50%, et c’est difficile aussi de changer ces perceptions pour la banque centrale.

Généralisez maintenant ces questions à l’ensemble de la population. Vous voyez que ce sont les perceptions et les anticipations de l’ensemble du corps social qui vont déterminer l’acceptabilité de la monnaie fiduciaire (à nouveau, ce ne sont que des bouts de papier) comme réserve de valeur, unité de compte, moyen d’échange et moyen de paiement différé - donc comme monnaie. Ces perceptions sont "contagieuses" : si votre employeur, tous vos collègues, tous vos amis, pensent que l’inflation va rester (à peu près) stable autour de la cible de la BCE (2% par an), cela va influencer vos propres perceptions.

Non seulement par effet de conformité sociale, mais aussi parce que l’inflation est le résultat d’anticipations auto-réalisatrices. Si vous pensez que l’inflation va durablement rester autour de la cible de la BCE (2% par an) alors vous allez vous attendre à une progression régulière (hors progression de carrière, promotions etc.) de 2% par an pour votre salaire : c’est ce que votre employeur considèrera comme normal, et vous n’oserez peut-être pas demander une revalorisation excédant largement 2% (à nouveau, hors progression de carrière). De même, les fournisseurs de votre entreprise vont prétendre à une revalorisation de 2% des produits qu’ils lui vendent (s’ils demandaient davantage ils craindraient de perdre un client). Si les anticipations des agents économiques (employeurs, employés, fournisseurs, clients etc.) sont solidement ancrées à un niveau proche de la cible de la banque centrale, alors ce rythme d’inflation anticipée se propage de proche en proche dans toute l’économie, et l’inflation se concrétise à ce rythme.

Bien sûr les facteurs exogènes - comme actuellement les disruptions temporaires des chaînes d’approvisionnement causées par la pandémie et les mesures mises en place pour y répondre - peuvent occasionner une volatilité transitoire de l’inflation autour de la cible de la banque centrale. Mais si les anticipations d’inflation de long-terme des agents économiques restent ancrées près de la cible, alors ces déviations ne seront en effet que transitoires.

C’est pour cela que les banques centrales comme la Fed et la BCE ne guident pas leur politique monétaire sur l’inflation courante - qui peut être très volatile et "bruyante" : une politique monétaire qui suivrait à la trace ce chien fou serait illisible, imprévisible et très sous-optimale pour l’économie : mettez-vous à la place de l’entrepreneur qui doit emprunter auprès de la banque pour un projet, et celle du banquier qui doit financer ce projet : si le taux de la banque centrale ne cessait de bouger dans tous les sens, le banquier devrait appliquer une prime de risque de taux importante, qui conduirait à l’exclusion de projets pourtant viables et utiles à l’économie.

Au contraire, les banques centrales sont focalisées sur l’ancrage des anticipations de long-terme d’inflation des agents économiques à un niveau proche de leur cible. Par exemple, la Fed se focalise sur les anticipations d’inflation (pricées par le marché des swaps d’inflation et des obligations indexées sur l’inflation) "à 5 ans dans 5 ans" (c’est-à-dire actuellement sur la période 2027-2032) : vous voyez qu’elles sont très stables à un niveau proche de la cible de la Fed.

L’objectif de la politique monétaire, c’est donc de maintenir les anticipations d’inflation ancrées près de la cible d’inflation de la banque centrale. Car ce sont bien ces anticipations d’inflation qui vont déterminer les choix de consommation, d’épargne et d’investissement des agents économiques - donc qui vont déterminer le cours de l’inflation (hors facteurs exogènes essentiellement imprévisibles ou en tout cas peu maîtrisables).

Dans ce contexte, quel est l’objectif des prises de parole publiques des banquiers centraux ? Il s’agit évidemment d’influencer les anticipations des agents économiques - non pas de jouer les Monsieur météo ou les astrologues !

La parole du banquier central est le premier outil de politique monétaire - avant même les taux d’intérêt. Car la parole du banquier central va influencer les anticipations des agents économiques sur le cours futur des taux directeurs de la banque centrale - donc les taux d’intérêt de long-terme, plus importants pour la marche de l’économie que les taux de court-terme.

Quand vous faites un emprunt immobilier sur 20 ans, votre banquier doit réfléchir au coût de la ressource (l’argent) pour sa banque sur 20 ans. Dans cette équation, un paramètre crucial est le taux sans risque, c’est-à-dire la trajectoire futur du taux directeur de la banque centrale. Par ses prises de parole, le banquier central vise à "piloter" les anticipations des agents économiques sur la trajectoire future du taux directeur.

Quand M. Powell dit que l’inflation va être "transitoire", il vise à maintenir bien ancrées autour de la cible de la Fed les anticipations d’inflation des agents économiques - cet objectif a été bien atteint.

Quand M. Powell supprime ce terme "transitoire", il vise à transmettre aux participants de marché le "message" que la Fed va augmenter son taux directeur cette année (et sans doute les années futures) - toujours avec le même objectif de maintenir l’ancrage des anticipations d’inflation de long-terme.

C’est le pilotage des anticipations d’inflation et de politique monétaire, donc le pilotage de la courbe des taux d’intérêt, qui guide principalement la communication des banques centrales. C’est ainsi que la banque centrale peut influencer toute la courbe de taux (notamment les taux longs), alors que la politique monétaire conventionnelle (monter ou baisser le taux directeur) n’a qu’un impact modeste sur les taux longs.

Donc le banquier central ne peut évidemment mettre en doute, dans ses prises de parole, l’ancrage des anticipations d’inflation près de sa cible - car c’est précisément sa mission de maintenir cet ancrage. Et s’il est suffisamment convaincant, alors ces anticipations seront essentiellement auto-réalisatrices, et une inflation d’environ 2% par an se matérialisera - c’est-à-dire le rythme optimal pour l’activité économique et l’emploi.

Sur l’impact de la transition écologique sur l’inflation, il y a des débats. En Europe, je note que ceux qui s’en alarment le plus sont aussi ceux qui militent pour une fin rapide du QE… (c’est-à-dire que l’argument climatique est instrumentalisé par les "faucons"… ce qui est de bonne guerre).

Perso je pense que l’intensité énergétique de l’activité économique ne va cesser de décroître, alors que le poids de l’intelligence et de la technologie ne va cesser d’augmenter. Par ailleurs je pense que l’environnement économique mondial reste fondamentalement déflationniste (pour des raisons démographiques, technologiques, sociales, politiques). Je ne crois pas que cela change avec la pandémie (au contraire), ni avec le changement climatique (mais c’est certes plus difficile à dire). Par ailleurs les grandes banques centrales ont leurs taux directeurs à zéro et des portefeuilles de QE énormes à l’issue de cette pandémie, c’est-à-dire qu’elles ont une marge de manœuvre sans précédent pour répondre à toute poussée, transitoire ou non, de l’inflation. Je partage donc l’avis majoritaire du marché, qui croit en l’ancrage durable des anticipations d’inflation.

Dernière modification par Scipion8 (17/01/2022 00h53)

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[+2]    #23 16/03/2022 21h24

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Et c’est parti pour le cycle de hausse des taux, avec la FED qui ouvre le bal !

Première hausse du taux directeur depuis 3 ans de 25 bps, qui passe donc à 0.25% - 0.50%.

En 2022 sont pour l’instant anticipées par les marchés 6 autres hausses.

Taux directeur prévu fin 2022 : 1.9%
Taux directeur prévu fin 2023 : 2.8%
Taux directeur prévu fin 2022 : 2.8%

La réduction du bilan de la FED pourrait débuter à partir du mois de mai d’après J. Powell.

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[+2]    #24 22/06/2022 10h29

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INTJ

Bonjour,

Je ne suis pas expert dans le domaine mais il me semble que l’explication est la suivante: les US ont une mutualisation / des transferts des états prospères vers les moins prospères via le budget fédéral et les impôts associés, ce que l’Europe n’a pas (ou de façon bien plus alambiquée via les contributions au budget de l’UE et les subventions).

On voit difficilement la Californie ou le Texas faire sécession ou un Etat en défaut "sortir" des US (le Gvt fédéral interviendrait), alors qu’en cas de gros problèmes sur un membre de la zone Euro, le soutien des autres est plus difficile à obtenir (rappelez vous la Grèce), et le spectre de la sortie désordonnée d’un membre (cancre ou vertueux) et du retour aux monnaies nationales, plane à chaque épisode de tension.  Cela continuera je pense jusqu’à ce que l’Europe / la zone Euro devienne un état fédéral, mais on en est encore loin (si tant est que cela advienne un jour cf montée du populisme/extrèmes anti UE). Le fait que la carte de l’UE et de l’Euro ne se superposent pas, complique un peu les choses également.

Dernière modification par Nemesis (22/06/2022 10h29)

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[+2]    #25 22/06/2022 12h59

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Nemesis a écrit :

extrèmes anti UE

Pourquoi associer le terme extrême et anti-UE ?
Il y a mille raisons tout à fait valables d’être anti-UE. Les suisses, les norvégiens sont-ils par essence des extrémistes ?
On pourrait tout aussi bien qualifier, et avec bien plus de raison, les pro-européens d’ extrémistes pro-Européens.
Les mots ne sont pas neutres et ressasser des formules toutes faites ad nauseam permet juste d’éviter  de faire l’effort de réfléchir.

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