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Investir dans la valeur en bourse avec Graham

01/03/2009 - La valeur n’attend pas le nombre des années

THÉMATIQUE DE CET ARTICLE

Investir en bourse avec l’approche de Benjamin Graham : considérations sur le prix, la valeur d’une action et la marge de sécurité.

Partie 1

Dans les ouvrages L’investisseur intelligent et Margin of Safety: Risk-Averse Value Investing Strategies for the Thoughtful Investor, publiés en 1965 et 1991, Benjamin Graham et Seth A. Klarman dénoncent déjà les produits dérivés et les prévisions fantaisistes des analystes financiers !

Si nous sommes tous relativement rationnels lorsqu’il s’agit d’acheter des biens de consommation quotidiens (en comparant les prix, les fonctionnalités si c’est un produit high tech, en regardant l’argus s’il s’agit d’un véhicule…), dès qu’il s’agit d’investissement, notre rationalité est entamée par de nombreux biais, bien décrits dans 50 Petites expériences en psychologie de l‘épargnant et de l’investisseur de Mickaël Mangot.

Les exemples classiques sont :

  • Le cours de cette valeur a bien baissé, j’en achète, ça va remonter (biais de retour à la moyenne) !
  • La tendance sur cette valeur est haussière, j’en achète (biais d’optimisme) !
  • L’avenir c’est la Chine, j’achète des actions des pays émergents (oui mais si tous pensent la même chose, est-ce que ces actions ne sont pas trop chères ?) !
  • L’avenir c’est les biotechnologies, j’achète des actions du secteur (idem) !

Le simple fait qu’il se produise périodiquement des bulles (immobilière, financière, sectorielle) depuis des siècles (spéculation sur les bulbes de tulipes dès 1633-1636) montre que les marchés ne sont pas toujours rationnels ou efficients, particulièrement à court terme.

Prix, valeur et marge de sécurité

“Le prix c’est ce que vous payez, la valeur ce que vous gagnez” résume Warren Buffett.

Dans l’investissement en actions, le prix est le cours de l’action. Toute la difficulté est donc de calculer la valeur [intrinsèque] de l’entreprise.

Si la valeur intrinsèque d’une action est 20 €, convenez qu’il est hasardeux d’acheter à 25 €, et ce même si le titre est monté à 50 € et a perdu 50% de son prix (notez l’emploi du mot “prix” et non “valeur”) dans les six derniers mois.

C’est certain, acheter cher n’empêche pas forcément de réaliser un profit. Après tout, Alcatel-Lucent (ALU) a touché les 97,05 € en Septembre 2000, alors qu’elle végète au 18/02/2009 à 1,314 € (encore un énième exemple de fusion/acquisition complètement ratée) :


Maintenant, un investisseur rationnel n’investit pas “à la chance” en attendant que “cela [re]monte”, mais uniquement quand il paye moins, quelque chose qui vaut plus.

Benjamin Graham conseille de se fixer une marge de sécurité entre le prix d’achat et la valeur d’au moins 50%. Ainsi, si le cigaretier Reynolds American (RAI) vaut $32, on peut l’acheter sous $16. Au 17/02/2009, il se paye $37,77, c’est donc trop cher.

Ces 50% de marge permettent de se prémunir contre une surévaluation de la valeur estimée ou d‘éventuels excès à la baisse des marchés. Quand bien même, il n’y aurait pas lieu de s’inquiéter outre mesure de cette dernière éventualité, à partir du moment où on est “certain” de la valeur.

Ce concept de marge de sécurité est si important que c’est le titre du livre de Seth A. Klarman : il ne faut jamais, jamais, jamais acheter une valeur dont le prix est proche de sa valeur estimée. C’est prendre un risque pour une espérance de gain qui n’en vaut pas la peine. Un investisseur dans la valeur est réfractaire aux pertes et n’investit que si la marge de sécurité est confortable, sinon, il préfère se réfugier dans les placements obligataires garantis (emprunts d‘état).

Prudemment, on revend le titre dès que l’on se rapproche de la valeur intrinsèque, même si la tendance laissait espérer que le prix puisse aller plus-haut.

Univers d’investissement

Benjamin Graham déconseille les financières aux investisseurs prudents, car elles sont trop difficiles à évaluer. Il déconseille aussi de souscrire aux introductions en bourse, souvent réalisées dans des périodes d’euphorie, à des prix élévés et avec un historique de rentabilité réduit.

Ici, Les nouveaux constructeurs (LNC), constructeur immobilier, introduit en pleine bulle immobilière :


Ici, Natixis (KN), banque d’investissement, introduite en pleine bulle financière :


Les REIT français sont aussi de bons exemples, puisqu’en pleine bulle immobilière, on est passé de 22 à 48 REIT entre 2005 et 2007.

Il déconseille enfin les petites capitalisations, les valeurs trop endettées (ratio dettes nettes sur fonds propres supérieur à 0,5) ou qui ont connues des pertes sur les sept dernières années et privilégie les grosses capitalisations (issues du S&P 500, voir du DJIA) et les valeurs qui ont un historique de dividendes en progression depuis vingt ans.

Si on restreint la dernière condition à dix ans, et si je me réfère à l’indice 2009 Dividend Achievers, j’obtiens trois sociétés françaises : AXA (CS), Veolia Environnement (VIE) et Sanofi-Synthélabo (SAN). AXA est une financière et VE ne respecte pas la condition sur l’endettement, donc il ne reste que SAN. La situation est légèrement meilleure si on élargit à la zone euro, mais la conclusion est qu’un investisseur dans la valeur ne peut rester en dehors du marché boursier américain.

Pour l’anecdote, Warren Buffett, au travers de Berkshire Hathaway (BRY), a acheté des actions SAN en 2006 et renforcé sa ligne en 2007 et 2008.

Evaluation de la valeur

Formule de Benjamin Graham

En 1965, Benjamin Graham propose cette formule très simple, applicable aux grosses valeurs matures (Procter & Gamble, Wall-Mart...) de l’univers d’investissement vu précédemment :

PER “juste” : 8,5 + 2 × G

PER “juste” est le PER de l’action si son prix était égal à sa valeur intrinsèque et G est la croissance annualisée en % des résultats par action sur les sept à dix dernières années.

Faisons l’essai avec le lessivier américain Johnson & Johnson (JNJ) :

ANNEE 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007
BNA en $ 1,47 1,7 1,84 2,16 2,4 2,84 3,46 3,73 3,63

Nous avons donc :

  • G : (3,63 ÷ 1,47) ^ (1 ÷ (2007 - 1999)) - 1 = 11,96%
  • PER “juste” : 8,5 + 2 × 11,96 = 32,42
  • Cours découlant du PER “juste” (valeur) : 32,42 × 3,63 = $117,68
  • Cours d’achat (prix d’achat) avec marge de sécurité de 50% : 117,68 × 50% = $58,84
  • Cours (prix) au 18/02/2009 : $56,10

(note : je laisse les décimales de mon tableur Excel, mais nous ne sommes pas bien sûr à ce degré de précision)

JNJ serait donc à un prix d’achat et largement sous-évalué. Toutefois, le PER “juste” de 32,4 est bien trop élevé selon les standards historiques.

Cependant… En 1964, les obligations d’entreprises US de top qualité (AAA) de maturité 30 ans rapportaient environ 4,4%. Benjamin Graham estimait donc que le bon prix (la valeur) pour une action sans croissance (G=0%) était de 8,5 fois ses bénéfices soit 1 ÷ 8,5 = 11,76% de “rendement” par an : une prime de 7,36% par rapport au 4,4% obligataire.

En 2008, le taux des obligations d’entreprises US de top qualité (AAA) de maturité 30 a été en moyenne de 5,63%. D’où :

  • Ratio d’ajustement : 4,4 ÷ 5,63 = 0,78
  • PER “juste” ajusté : 32,42 × 0,78 = 25,29
  • PER d’achat avec marge de sécurité de 50% : 25,29 × 50% = 12,64

C’est un peu meilleur, mais les chiffres restent élevés, même pour une société de la qualité de JNJ.

Des essais avec d’autres actions de l’indice Dividend Aristocrats aboutissent à des résultats assez proches, puisqu’elles ont quasiment toutes des taux de croissance annualisés supérieurs à 10%.

Des férus de l’ouvrage de Benjamin Graham propose d’augmenter la marge de sécurité à 65% pour arriver à un PER d’achat plus réaliste. Mais c’est dénaturer le sens de la marge de sécurité.

Formule de Benjamin Graham v2

Il s’avère qu’en remplaçant 2 par 0,5 dans la formule initiale, comme suit :

PER “juste” : 8,5 + 0,5 × G

on obtient ensuite une valeur d’action assez proche de celle que l’on peut obtenir en appliquant une formule d’actualisation des résultats avec un taux d’actualisation à 11%.

Recommençons avec JNJ :

  • PER “juste” : 8,5 + 0,5 × 11,96 = 14,48
  • Valeur : 14,48 * 3,63 = $52,56
  • Cours d’achat avec marge de sécurité de 50% : 52,56 × 50% = $26,28
  • Cours au 18/02/2009 : $56,10

C’est beaucoup mieux, même si cette fois-ci le cours d’achat de 26 $ résultant de l’application de la marge de sécurité de 50% est ridiculement faible pour le lessivier vedette.

Que donne la formule avec une valeur de rendement, c’est-à-dire une entreprise mature mais avec peu de perspectives de croissance ?

Voici les chiffres de France Telecom (FTE) :

ANNEE 2003 2004 2005 2006 2007
CA en M€ 46 121 46 158 49 038 51 702 52 959

Le taux de croissance annualisé du CA est de 3,52% (proche de l’inflation), d’où un PER “juste” à 8,5 + 0,5 × 3,52 = 10,26.

Remarques sur la formule de Benjamin Graham

Plutôt que calculer G à partir du résultat net, plus facilement manipulable par des artifices comptables, on peut utiliser le CA, comme je l’ai fait pour FTE, ou encore le Free Cash Flow.

Une fois calculé le PER, l’estimation de la valeur de l’action peut se faire, à partir du dernier résultat connu, à partir d’une moyenne des trois derniers résultats ou encore à partir des prévisions courantes de résultat par action.

En fait, il n’y a pas de règle absolue et l‘évaluation d’une action, même bordée par les restrictions vues en supra, ne saurait évidemment se résumer à un seul calcul…

Mais la formule adaptée de Benjamin Graham 8,5 + 0,5 × G permet d’avoir une idée rapide d’une sur ou sous-évaluation potentielle du prix d’une action :

Taux de croissance 0% 2,5% 5% 7,5% 10% 12,5% 15%
PER “juste” 8,5 9,8 11 12,3 13,5 14,8 16
Marge de sécurité de 20% 6,8 7,8 8,8 9,8 10,8 11,8 12,8
Marge de sécurité de 30% 6 6,8 7,7 8,6 9,5 10,3 11,2
Marge de sécurité de 40% 5,1 5,9 6,6 7,4 8,1 8,9 9,6
Marge de sécurité de 50% 4,3 4,9 5,5 6,1 6,8 7,4 8
Taux de croissance 0% 2,5% 5% 7,5% 10% 12,5% 15%

Partie 2

Précédemment, nous avions vu une approche de valorisation par les flux avec la méthode du DCF. Cette approche part du postulat que nous sommes propriétaires des flux de trésorerie/des dividendes/des résultats nets futurs de l’entreprise dans laquelle nous investissons.

J’ai aussi rappelé dans Actionnaire minoritaire et décote de la valeur, nous devions nécessairement appliquer une décote et que la valeur d’une part de société diffère selon que l’on est minoritaire ou majoritaire, et par extension, selon la taille du flottant, la possibilité d’OPA ou l’existence d’une minorité de blocage.

La liquidité influe aussi sur la valeur, la liquidité “se paye”. Une action illiquide subit nécessairement une décote.

Cette approche par les flux à l’inconvénient de ne pas vraiment tenir compte de la situation financière de l’entreprise, même si l’on peut jouer sur le taux d’actualisation dans le calcul du DCF et la combiner avec l’analyse d’autres ratios de solvabilité.

Une autre approche est considérer que le futur est imprévisible et se baser sur ce que l’on sait et qui est “sûr”, en analysant le bilan de l’entreprise.

La valeur comptable

Les capitaux propres (en anglais, equity) sont la valorisation comptable de l’entreprise. Pour les petites ou jeunes entreprises, ils peuvent se rapprocher de la valeur “véritable” de l’entreprise.

Pour les grosses entreprises qui réalisent beaucoup d’acquisitions, ou les entreprises très anciennes, la valeur “véritable” de l’entreprise peut être très éloignés des capitaux propres du fait de certaines caractéristiques comptables (valorisation des éléments intangibles, amortissements, provisions, goodwill…).

C’est ce qui explique que PepsiCo (PEP) cote 87,52 $Md pour seulement 12,2 $Md de capitaux propres, soit un Price to Book démentiel de 6,21 !

Néanmoins, regarder la tendance de l‘évolution des capitaux propres est très facile et intéressant.

Voyez Severn Trent (SVT) ce utility britanique qui cote proche de ses plus-bas :


Les capitaux propres ne font que baisser chaque année depuis cinq ans. La dette financière non courante (=emprunt long terme) ne cesse de croitre, tandis que le total des actifs évolue en dents de scie.

Rappelez-vous Laclede Group, que j’ai présenté récemment :


Sans même regarder le résultat de ces deux entreprises ou leurs CA, en se tenant strictement à une approche patrimoniale, on peut se dire que LG est bien mieux géré que SVT ; et a priori, si leur ratio PER ou EV/EBITDA sont proches, il est plus avisé d’investir dans LG.

La valorisation patrimoniale

Pour pallier à l’incertitude sur les capitaux propres, une approche est de “descendre” chaque grande ligne du bilan est d’essayer de la valoriser à sa valeur du moment. La somme donnera alors la valeur de l’entreprise. C’est ce que font nos amis des daubasses de Benjamin Graham avec beaucoup de succès.

Sur les foncières (REIT), ce calcul est fait pour nous et est fourni par l’entreprise, il prend le nom d’Actif Net Réévalué.

Les triple nets de Benjamin Graham

Le sujet est aussi très bien traité sur Les daubasses de Benjamin Graham.

Dans les années 40, Benjamin Graham s’est aperçu que certaines entreprises cotaient moins que leur trésorerie – la sommes de toutes leur dettes.

En achetant ces titres, vous aviez donc en bonus tout les autres actifs long terme pas facile à valoriser (terrains, usines…), le stock, la réputation de la marque, les compétences humaines, etc.

Dans certains cas, la décote était telle que c’est comme si vous payiez 50 centimes pour acheter $1 !

Aujourd’hui, il est beaucoup plus difficile de trouver des net-net car le marché s’est informatisé et un bon screener vous les donne en deux clics de souris. S’il ne vous les donne pas, à défaut, il vous donnera les entreprises avec un Price To Book < 1, qui ont quelques chances d‘être des triple nets.

On trouve encore des triple nets :

  • dans les petites entreprises qui perdent de l’argent (souvent dans le secteur technologique),
  • dans les entreprises avec un actionnaire dirigeant majoritaire (qui peut “siphonner” la trésorerie si l’envie lui prend,
  • dans les entreprises exotiques (chinoises ou israélienne cotés sur le NASDAQ par exemple).

Si vous trouvez une triple nets avec un gros flottant qui gagne de l’argent, vous tenez un billet de loterie qui a de bonnes chance d‘être gagnant !

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Les prévisions vous en disent beaucoup sur ceux qui les font, elles ne vous disent rien sur l’avenir.” – Warren Buffett

 

5 commentaires

Commentaire
1) Spiny
25/07/2010
quelqu'un peut-il m'expliquer pourquoi et comment Ben Graham a choisi ces chiffres dans sa formule : "8.5", "2"??

Et pourquoi, Philippe, tu trouves cela plus juste avec un coeff 0.5?

Merci pour votre aide
Réponse de Philippe
Philippe
26/07/2010
Bonjour,

Pour Graham, il n'explique pas ces chiffres, mais à son époque les PER semblent énormes d'après son livre.

Pour le 0,5 j'ai repris un chiffre vu sur d'autres blogs.

Mais la formule de Graham, c'est pour sensibiliser à la valeur. En pratique c'est bcp trop simple pour être vraiment utilisable.
Commentaire
3) Etienne
26/07/2010
Merci pour ces précisions.

Il semblerait que la méthode du DCF apporte un peu plus de précision et qu'elle a, en tout cas, ta préférence?

Merci encore
Commentaire
4) Bernard
06/09/2012
Bonjour,
je me pose une question sur cette formule, car j'ai beau la tourner dans tous les sens, je n'arrive pas à un résultat de 11.96%

G : (3,63 ÷ 1,47) ^ (1 ÷ (2007 - 1999)) - 1 = 11,96%

Pourriez vous m'expliquer ?? et à quoi correspond ce symbole ^ , dans la formule ??

par avance merci
Commentaire
5) Margot
20/09/2015
Bonjour phillipe,

Je recherche une méthode pour calculer la vrai valeur du PER avec la valeur intrinsèque de l'entreprise car ceux sur yahoo ou google sont manipulés par des artifices comptables.

Merci!

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